«La lutte contre la stigmatisation de l’avortement est encore un combat majeur»
L'Argentine intègre en 2021 la liste des pays autorisant l'interruption volontaire de grossesse. Les femmes qui avortent sont cependant souvent stigmatisées, y compris dans les pays où la pratique est légale comme en Suisse, explique la spécialiste Clémentine Rossier.
L’Argentine s’est dotée le 30 décembre 2020 d’une loi garantissant le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) jusqu’à la 14e semaine, aux soins post-avortement et à un traitement digne, confidentiel et gratuit pour les femmes, ainsi qu’une éducation sexuelle complète.
Peu de pays dans le monde disposent d’une telle législation visant à limiter le risque d’avortements clandestins. En Amérique latine, l’Argentine rejoint l’Uruguay, Cuba, la Guyane, la Guyane française et Porto Rico, où les femmes peuvent avorter sans avoir subi de viol ni que leur vie soit en danger.
La professeure Nelly Minyersky, figure du militantisme pour les droits des femmes en Argentine, estime qu’une étape très importante a été franchie par le pays. Elle s’inscrit toutefois dans le cadre d’une lutte plus large et soutenue. «La stigmatisation sociale de l’avortement prévaut. Nous continuons la lutte sur cette question. Nous devons veiller à ce que la nouvelle loi soit respectée pour faire valoir nos droits: l’éducation sexuelle pour décider, la contraception pour ne pas avorter, et l’avortement légal pour ne pas mourir!»
De fait, même dans des pays comme la Suisse, qui a dépénalisé l’IVG en 2002, plusieurs questions restent ouvertes. Notamment celle de la stigmatisation, qui est toujours une réalité, selon la chercheuse Clémentine RossierLien externe. Professeure à l’Institut de santé globale de l’Université de Genève, elle étudie les avortements, la contraception et le sujet de la fertilité dans le monde. Entretien.
swissinfo.ch: Les autorités suisses évoquent un faible taux d’avortement en comparaison internationale (5,5 pour 1000 femmes en 2019Lien externe). Ce chiffre est-il particulièrement notable?
Clémentine Rossier: Oui, bien sûr. Ce taux est lié au fait que la Suisse, tout comme les Pays-Bas, se distingue par une très bonne éducation sexuelle dans les écoles, réalisée par l’organisation Santé Sexuelle Suisse. Ce réseau très actif et bien organisé d’associations de planning familial au niveau cantonal suit aussi les patients jeunes, les étrangers et les personnes à faibles revenus.
En France, où le taux d’avortement est beaucoup plus élevé (15,6 pour 1000), la contraception et l’avortement sont traités comme des questions médicales; les liens avec le système éducatif sont moins consolidés, bien qu’il existe aussi des associations dynamiques de planning familial.
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En cherchant les chiffres les plus récents sur les taux d’avortement dans le monde, on découvre un manque de données, y compris pour certains pays européens. Faut-il y voir une illustration de la difficulté à aborder clairement cette question?
Absolument. Ce n’est pas une priorité pour de nombreux pays, même les pays riches! L’avortement est traité comme une procédure médicale parmi d’autres, qui ne nécessite pas d’attention particulière. On part du principe que l’accès à ces services est assuré pour tout le monde. C’est le cas dans beaucoup de pays du Nord. Il s’agit d’un débat à double tranchant, comme celui des statistiques relatives aux minorités: faut-il collecter des données pour montrer les inégalités ou risque-t-on d’accroître la stigmatisation?
La stigmatisation sociale semble être un problème persistant, même dans les pays où l’IVG est légale depuis longtemps. Ce phénomène peut-il expliquer les disparités régionales dans le recours à l’avortement en Suisse?
Oui, il est vrai que le taux d’avortement varie d’un canton à l’autre en Suisse. Les études manquent, mais on peut supposer que dans les cantons les moins peuplés où les taux sont très bas, la pratique se déplace vers les cantons voisins. C’est ce qu’on appelle le tourisme gynécologique.
Les femmes préfèrent se rendre dans les services des grandes villes voisines, plus anonymes. Cependant, cela montre que la pratique reste effectivement stigmatisée dans les pays du Nord: on peut voir dans les enquêtes que les femmes sous-déclarent l’avortement, comme c’est le cas pour d’autres comportements stigmatisés tels que la consommation d’alcool. La lutte contre la stigmatisation de l’avortement est encore un combat majeur à mener.
Une autre question est celle des interruptions de grossesse après le premier trimestre. Pourquoi ces avortements tardifs sont-ils plus controversés du point de vue éthique?
Ce qui est en jeu, c’est la sélection prénatale. Plus un fœtus est formé, plus on en sait sur lui: le sexe, par exemple, ou les maladies génétiques. Dans certains pays pauvres au système particulièrement patriarcal, on assiste à des abus dans ce domaine, avec des avortements de futures filles qui mènent à un déséquilibre entre hommes et femmes dans la population. Limiter le nombre de semaines de grossesse pour avorter permet d’éviter ce genre d’aberration éthiquement discutable.
En Suisse, 5% des avortements sont tardifs et ne sont pratiqués que pour des raisons médicales. Une motionLien externe parlementaire réclame des mesures pour réduire ce pourcentage. Le gouvernement affirme qu’il n’en voit pas la nécessité. Quelle est votre opinion à ce sujet?
Je suis d’avis qu’il n’est pas nécessaire de réduire les avortements tardifs, car la Suisse est exemplaire en la matière et certains cas particuliers (concernant la santé de la mère ou du fœtus) nécessiteront toujours un traitement ultérieur.
En Suisse, l’assurance-maladie prend en charge l’IVG mais pas la contraception. N’est-ce pas paradoxal?
La prise en charge de l’IVG par l’assurance-maladie est une réussite à souligner dans la lutte pour le droit à l’avortement en Suisse! C’est plutôt en matière de droit à la contraception que le pays est à la traîne, car d’autres pays la remboursent. Mais il faut parfois choisir ses combats.
La Suisse a un taux d’avortement de 5,5 pour 1000Lien externe femmes âgées de 15 à 49 ans.
Le Code pénalLien externe permet l’interruption volontaire de grossesse (IVG) pendant les douze semaines suivant le début des dernières règles.
Nonante-cinq pour cent des avortements ont lieu pendant cette période. Les 5% restants sont des avortements tardifs: la loi ne les autorise qu’avec l’avis favorable d’un médecin et si la poursuite de la grossesse menace l’intégrité physique de la femme ou risque de la plonger dans un état de détresse profonde.
En 2019, 419 avortements ont été enregistrés dans cette catégorie, sur un total de 9447 IVG.
Une motionLien externe de la députée Yvette Estermann (UDC, droite conservatrice) demande au gouvernement d’élaborer des mesures pour réduire le nombre de ces avortements tardifs. Elle n’a pas été traitée au Parlement, mais l’exécutif estime que la question sera réglée par la révision de la loi fédérale sur l’analyse génétique humaine (LAGH), qui doit entrer en vigueur à l’été 2021.
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