La France devra rembourser une partie des impôts perçus sur les retraites suisses de frontaliers
Un jugement récent du Tribunal administratif de Strasbourg ordonne au fisc français de rembourser à d’anciens frontaliers une partie des contributions perçues sur leurs pensions de retraite suisses. Plusieurs centaines de personnes contestaient ces paiements.
Le tribunal administratif de Strasbourg, en Alsace, s’est prononcé sur la requête d’anciens travailleurs frontaliers qui ont, au cours de leur carrière, été actifs en Suisse et en France. Aujourd’hui domiciliés fiscalement en France, ils perçoivent une retraite des deux pays.
Plusieurs centaines de personnes contestaient le fait de payer en France des cotisations de CSG (contribution sociale généralisée), de CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale) et de Casa (contribution additionnelle de solidarité sur l’autonomie) sur la pension de retraite qu’elles perçoivent de la Suisse.
Le Tribunal administratif de Strasbourg leur a en partie donné raison. Invoquant un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) prononcé en juillet 2006 (arrêt dit «Nikula»), la juridiction a déchargé les plaignantes et plaignants du paiement de ces cotisations, mais seulement dès lors qu’elles excèdent le montant de la pension de vieillesse perçue de la France. Le paiement des contributions CSG, CRDS et Casa est donc dû, à hauteur du montant de la retraite française.
L’arrêt Nikula a été prononcé le 18 juillet 2006 par la Cour de justice des communautés européennes (aujourd’hui Cour de justice de l’UE). Il tire son nom de Maija Nikula, une retraitée qui résidait en Finlande mais percevait des pensions de l’Etat suédois, où elle avait travaillé durant plusieurs années. Elle réclamait que ses pensions suédoises ne soient pas prises en compte dans le calcul des cotisations d’assurance-maladie dont elle devait s’acquitter en Finlande.
La juridiction européenne avait finalement tranché qu’un Etat membre pouvait inclure les pensions versées par un autre Etat membre dans l’assiette des cotisations d’assurance-maladie dues, à condition de prendre en compte dans son calcul les cotisations déjà versées au même titre dans l’autre Etat membre.
Remboursement rétroactif
La décision a été rendue le 31 mars dernier mais, conséquence du confinement qui a fortement ralenti les procédures, le tribunal administratif de Strasbourg n’a commencé à notifier sa décision que fin mai à celles et ceux qui avaient contesté officiellement le paiement des CSG-CRDS sur leurs retraites suisses.
Les plaintes les plus anciennes remontent à 2014, et concernent jusqu’à l’année fiscale 2011 -la limite pour contester est de trois ans. Moteur dans cette affaire, le Comité de défense des travailleurs frontaliers (CDTF) du Haut-Rhin parle de «1500 à 2000» concernés actuellement dans le département, et d’un «potentiel de plusieurs milliers» en comptant les frontaliers qui n’ont jamais contesté mais seraient en droit de le faire, également dans la région lémanique.
Consécutivement à cette ordonnance, le fisc français va devoir rembourser rétroactivement, avec effet immédiat, les personnes polypensionnées qui paient davantage de CSG/CRDS qu’elles ne perçoivent de rentes en France. Les personnes qui n’ont jamais contesté peuvent encore demander un remboursement rétroactif pour les années 2017 à 2019, souligne le président du CDTF Jean-Luc Johaneck.
Les montants engagés dans les cas litigieux varient considérablement. Pour certains, les sommes sont symboliques. Mais Jean-Luc Johaneck cite aussi en exemple le cas d’un retraité qui perçoit annuellement 1200 euros de retraite en France et verse 7200 euros de CSG/CRDS par an, ce qu’il conteste depuis 2011. Il doit obtenir le remboursement rétroactif de 6288 euros par an (intérêts de retard de 4,8% inclus), soit plus de 50’000 euros sur huit ans.
Une «victoire en demi-teinte» pour le CDTF
S’il dit «se réjouir de cette première victoire», le CDTF du Haut-Rhin la juge «en demi-teinte» et invite une partie des rentiers à interjeter appel, malgré le remboursement partiel. Compte tenu de la pandémie, le délai pour faire appel, normalement de 60 jours à compter de la date de l’ordonnance, est allongé d’autant.
«Ceux qui paient autant de CSG/CRDS en France qu’ils perçoivent de rente auront, de fait, cotisé en France pendant plusieurs années à fonds perdus puisque l’intégralité de leur rente française est versée en faveur d’un impôt social», explique Jean-Luc Johaneck.
Quant aux retraités, veuves ou invalides dont le montant des pensions versées par la France est supérieur à ce qu’ils paient en CSG/CRDS sur l’ensemble de leurs revenus, étrangers inclus, ils ne sont éligibles à aucun remboursement. Le défenseur des frontaliers alsaciens le déplore car, selon lui, «cela concerne essentiellement ceux dont les pensions sont les plus faibles puisqu’ils n’ont pas eu de longues carrières en Suisse».
Interprétations divergentes du droit
En réalité, son association conteste depuis toujours le fait même que la France prélève ces contributions sociales sur les revenus de l’étranger. Elle estime que cette pratique est abusive et contraire à la jurisprudence de la CJUE selon laquelle toute double cotisation, même minime, est interdite.
Les personnes qui touchent une rente en France sont assujetties à la sécurité sociale française. Mais l’un des arguments avancés par le CDTF est que la CSG et la CRDS financent plusieurs branches de la sécurité sociale, y compris la branche vieillesse-veuvage. «Alors que les ex-travailleurs frontaliers ou, à travers eux, leurs ayants droit, ont déjà acquis leurs droits à pension dans un autre Etat, il est exigé d’eux le paiement de prélèvements sociaux destinés à financer l’assurance vieillesse-veuvage, une seconde fois», dénonce le comité.
Il estime aussi que l’arrêt Nikula n’est pas pertinent dans cette affaire, car il concerne l’assurance-maladie, pas les retraites. A noter que le CDTF du Haut-Rhin est la seule association française de défense des frontaliers à avoir à ce jour adopté cette ligne, la seule aussi à avoir attaqué l’Etat français sur ce sujet.
Jean-Luc Johaneck se donne jusqu’à mi-juillet pour évaluer au cas par cas les dossiers susceptibles de faire l’objet d’un appel devant la Cour administrative d’appel de Nancy. L’administration fiscale a elle aussi cette possibilité. Mais le président du CDTF juge très improbable qu’elle le fasse, «car elle ferait fi du droit communautaire et risquerait presque une sanction».
Le CDTF est certain que la jurisprudence européenne est de son côté. Il a pourtant essuyé un revers devant le Conseil d’État en juillet 2019. La plus haute autorité administrative française a alors débouté la veuve d’un frontalier, soutenue par le CDTF, qui contestait l’imposition des CSG et CRDS sur sa pension de réversion. Jean-Luc Johaneck estime toutefois que cet arrêt du Conseil d’Etat repose sur des moyens de droit présentés tardivement, et n’a été soumis «à aucune réplique ni plaidoirie contradictoire à laquelle notre avocat aurait pu répondre». En matière de droit communautaire, les doutes en matière d’interprétation devraient faire l’objet de questions préalables auprès des juges de la Cour de Justice de l’Union européenne. Jean-Luc Johaneck estime que cela aurait dû être le cas également dans cette affaire.
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