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«La Suisse s’emmêle autour des sanctions», selon l’expert Mark Pieth

Vue sur des gratte-ciel à Dubaï
Vue de l’Almas Tower à Dubaï, le gratte-ciel abrite le bureau de promotion du commerce et l’autorité de régulation, ainsi que de nombreuses entreprises de matières premières. Credit: Iain Masterton / Alamy Stock Photo

Délaissant la place forte qu’était Genève, c’est vers Dubaï et Singapour que le négoce du pétrole et du gaz russes déménage aujourd’hui, observe l’expert anticorruption Mark Pieth. Il note aussi que le bras de fer économique engagé par une partie de l’Occident contre la Russie s’essouffle. Interview.

swissinfo.ch: Les sanctions contre Moscou n’ont pas le
succès escompté. Peut-on parler d’échec politique de l’Occident même si ce constat n’est pas nouveau?

Mark Pieth: Rares sont en effet les sanctions qui ont véritablement porté leurs fruits à travers l’histoire. Rappelez-vous de celles dictées contre le régime de Saddam Hussein en Irak dans les années 1990. Pour ne pas affamer la population, il a fallu introduire à ce moment-là une exception en procédant à un programme d’échange qu’on a baptisé alors pétrole contre nourriture.  

Comparée à l’Irak, la Russie dispose de nombreuses possibilités de contourner ces sanctions. D’après moi, l’Occident a commis l’erreur de sous-estimer sa dépendance au pétrole et au gaz russes. Si l’Allemagne a trouvé la parade, ni la Hongrie ni l’Autriche n’y sont par exemple parvenues. 

Le fait que des pays comme l’Inde ou la Chine continuent de
coopérer avec Moscou montre-t-il les limites des sanctions occidentales?

Il est difficile d’obtenir un résultat concret sans unité internationale. L’Inde achète du pétrole à un bon prix à la Russie et la Chine agit par calcul politique. Reste la question des plaques tournantes du négoce. Avec une Genève qui s’avère moins sûre, c’est Dubaï qui en profite. Nombre de négociants en matières premières s’y sont implantés. Le commerce du pétrole russe se poursuit sous le regard tolérant du gouvernement de Dubaï, lequel lorgne depuis longtemps le leadership dans ce secteur au détriment de Genève.

Portrait de Mark Pieth
Mark Pieth est professeur de droit pénal à l’Université de Bâle. Il est connu pour avoir été le fer de lance d’initiatives contre la corruption et le blanchiment d’argent sous toutes ses formes par la régulation, la surveillance des pays, la mise en conformité, la défense des intérêts et l’arbitrage.​​​​​​​ Université de Bâle

Faut-il complimenter les autorités suisses pour cette évolution? 

Les banques jouent ici un rôle central par le truchement des lignes de crédits (commodity finance) qu’elles accordent pour les matières premières, étape décisive dans la branche. Si les banques suisses sont moins actives aujourd’hui, c’est en raison de la crainte que suscitent les États-Unis et non à cause du positionnement de la Suisse. Si le négoce du gaz et du pétrole est moins attractif à Genève, les autres matières premières ne sont, elles, pas touchées.

Comment fonctionne le négoce des matières premières à Dubaï?

Comme à Genève avec les mêmes négociants. Mais le rôle de l’État diffère. À Dubaï, les compagnies siègent dans une même tour, le Dubai Commodities Center (DMCC), où les secteurs de la régulation et promotion sont regroupés.

D’où provient l’argent?

À Genève, le principal bailleur de fonds reste la banque BNP Paribas qui s’est positionnée comme plateforme pour ce négoce grâce à Marc Rich. Mais la Banque cantonale vaudoise délie aussi sa bourse par exemple. Autant de bailleurs qui sont absents à Dubaï.  

Certes BNP Paribas pourrait continuer d’accorder des lignes de crédits hors de Suisse, mais à condition que la France, où siège la banque, le tolère. Je suppose que des banques américaines sont impliquées à Dubaï, celles-ci n’ayant a priori rien à craindre de leurs autorités contrairement aux banques suisses. Des banques arabes y sont également présentes comme l’Arab Bank. Mais je doute que ces dernières soient suffisamment dotées en capitaux pour un tel négoce.

Comment les sanctions peuvent-elles avoir plus d’impact?

Je dirais d’abord que ce système n’est pas bien pensé. Chaque liste de sanctions a sa propre logique. Des personnalités sont protégées, d’autres pas. Je prends l’exemple d’un négociant en pétrole néerlandais qui œuvre depuis la Suisse. Inscrit sur la liste des personnes sanctionnées par exemple en Grande-Bretagne, il ne figure pas sur celle dressée par l’Union européenne. Or, en Suisse, nous appliquons cette dernière et non celle de Londres. Ce négociant est ici protégé.

Plaideriez-vous pour davantage de coordination dans ces listes?

Une concertation au sein de la task force du G7, le groupe des sept pays les plus industrialisés du monde occidental, est une solution en effet. La Suisse aurait dû y participer d’autant que rien ne s’y opposait juridiquement. Le cas du négociant en pétrole néerlandais démontre que l’on continue en Suisse à protéger nos intérêts. Mais il est inacceptable de pouvoir ainsi participer au négoce du pétrole russe depuis la Suisse en étant sous le coup de sanctions. Cette task force est très utile, et c’est une erreur de ne pas y siéger aussi.   

Le quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung a parlé récemment, avec justesse, d’une politique «du tâtonnement» concernant la Suisse. Difficile de saisir son positionnement puisque la Suisse serait sortie grandie et moins suspectée.

Outre des négociants, des compagnies maritimes qui siègent en Suisse possèdent également leurs propres flottes marchandes. En matière de logistique, la Russie s’y appuie-t-elle pour le transport du pétrole?

Le fait que ce pétrole puisse continuer à être commercialisé en toute légalité à un prix réduit en raison des plafonds permet à la Suisse de rester dans le coup.

Ensuite, il y a bien plus d’armateurs que l’on pourrait l’imaginer en Suisse. À Genève, l’un d’eux fait naviguer une trentaine de pétroliers pour le compte de la Russie. L’affaire est d’autant plus délicate que ce prix plafond peut être contourné également. Parmi ces tankers, certains sont des navires marchands fantômes (voir encadré) qui traversent les mers sans être assurés. Si d’aventure quelque chose arrivait, le problème pourrait éclater au grand jour.

Deux pétroliers en mer.
Le pétrolier «Ice Energy» (à gauche), battant pavillon libérien, décharge au large de Karystos le pétrole brut du pétrolier «Lana», battant pavillon russe, saisi dans le cadre des sanctions UE-Russie. Afp Or Licensors

Un autre armateur siégeant aussi à Genève assure quant à lui le transport du blé volé par la Russie. À ma connaissance, une procédure pour crime de guerre est actuellement pendante au Ministère public de la Confédération (MPC). Le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) a commencé de pointer ces cas auprès du MPC dès lors qu’il s’agit de crimes de guerre et de blanchiment d’argent.

Les navires marchands fantômes sont l’un des revers des sanctions économiques. Ce sont des navires qui opèrent dans l’ombre ou sous de fausses déclarations.

En règle générale, les propriétaires sont cachés derrière un réseau d’organisations, il y a de graves lacunes en matière d’assurance et les itinéraires des navires ne peuvent pas être suivis, car ils désactivent leur transpondeur et ne peuvent être localisés que par radar. Les navires naviguent typiquement sous un pavillon de complaisance ou sous des pavillons qui ne connaissent aucun contrôle.

Ces navires sont un facteur important dans le contournement des sanctions économiques. En même temps, ils représentent une menace pour le transport maritime et l’environnement.

L’année dernière, le pétrolier «Pablo», qui a explosé et brûlé au large de la Malaisie, a fait la une des médias. Trois membres de l’équipage sont morts et une marée noire s’est étendue en mer à l’est de l’île indonésienne de Batam.

La propriété du navire n’est pas claire. Au cours des trois années précédentes, le «Pablo» avait changé trois fois de propriétaire et quatre fois de pavillon. La dernière fois, le navire était immatriculé au Gabon.

Les experts s’accordent à dire que la «Dark Fleet» s’est massivement développée dans le sillage des sanctions russes. Selon des estimations défensives, il s’agirait de 600 pétroliers.

Mark Pieth, qui a écrit un livre sur les dérives de la navigation et le rôle de la Suisse, avance des chiffres nettement plus élevés. Il estime que 1000 navires transportent à eux seuls du pétrole russe, 500 autres du pétrole vénézuélien.

De son côté, la société d’analyse Windward, spécialisée dans le trafic maritime, a même compté en mai dernier 1400 navires dans la flotte fantôme de la Russie.

Une volonté se fait-elle jour en Suisse pour dénoncer ces violations?   

Disons qu’au départ le SECO a été surpris et manquait de personnel pour mettre en œuvre ces sanctions. Il a fallu s’adapter. En charge du ministère de l’Économie, le conseiller fédéral Guy Parmelin et la direction du SECO auraient pu injecter plus rapidement des ressources supplémentaires. C’est là que l’environnement politique entre en jeu, Guy Parmelin ne pouvant nier qu’au sein de son parti, l’Union démocratique du centre (UDC, droite conservatrice), des personnes n’ont aucun intérêt à ce que ces sanctions soient imposées.

Où se range le SECO aujourd’hui?

Sa position est désormais davantage acceptable. Mais si d’aventure de nouvelles listes de sanctions devaient être dressées visant cette fois aussi les places commerciales, le dossier pourrait alors se corser en Suisse.

Un interventionnisme est-il utile dans un secteur (matières premières) qui reste agile et où les activités se délocalisent au Moyen-Orient et en Asie?

Il faut noter que les grosses compagnies de cette branche ont désormais des bureaux un peu partout dans le monde. Trafigura, qui a son siège à Singapour, en possède un qui reste important à Genève. À l’instar de Dubaï, Singapour commence à supplanter la place de Genève pour le négoce du pétrole et gaz tandis que celui du café et du cacao reste en Suisse. L’implantation à Singapour est plus manifeste encore qu’à Dubaï en raison de la forte main-d’œuvre sur place.

Ce qui est déjà arrivé aux banques se répète-t-il?

Il s’est passé quelque chose d’intéressant dans le domaine financier. Singapour a par exemple mis en place rapidement des règles en matière de blanchiment d’argent. Et de façon brutale. Le scandale 1MBD, l’une des plus grosses affaires de corruption au monde, a servi ici d’exemple. Singapour a immédiatement gelé les fonds suspects et contraint des banques à fermer, tandis que l’autorité suisse de surveillance des marchés financiers faisait le tour de la question.

Une rupture des réglementations en ce qui concerne les matières premières était-elle envisageable?

Pas impossible que Singapour introduise des contrôles pour en avoir aussi le cœur net. En Suisse, le mot d’ordre pour ce secteur a toujours été de «laisser faire» en tablant principalement sur une régulation indirecte par les banques.

La question est surtout de savoir quelles sortes d’affaires sont réalisées et depuis où. D’autant que ce marché peut encore se diversifier. En forçant le trait, disons qu’une forme de dualité existe à Dubaï entre surveillance et promotion. À Singapour, l’État s’informe en espérant faire des affaires dans le même temps. À Hong Kong, on est sur écoute. Et en Suisse, on laisse plus ou moins faire.

Les sanctions se réduisent-elles donc à des déclarations morales?

J’hésite à dire que leur effet est nul, mais il est limité et nombre de contournements restent possibles. Preuve en est, l’économie russe ne s’est pas effondrée. Mais contourner les sanctions a tout de même un coût sur le long terme. Le système de santé et l’éducation en pâtiront d’ici dix ans en Russie. Se posera également sur la durée le financement des retraites dans ce pays.

Texte relu et vérifié par Balz Rigendinger, traduit de l’allemand par Alain Meyer/op

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