«Une décision qui renforce les pires stéréotypes sur la justice suisse»
Le Ministère public de la Confédération a notifié en novembre son intention d’abandonner l’enquête sur l’affaire Magnitsky – une arnaque à 230 millions de dollars aux dépens des autorités fiscales russes. Figure centrale de l’affaire, le financier Bill Browder est indigné.
Pour certains, c’est un activiste anticorruption, pour d’autres un homme d’affaires qui s’est vengé en lançant une campagne de propagande guidée par des intérêts géopolitiques contre la Russie. Ce qui est sûr, c’est que Bill Browder, PDG et cofondateur du fonds Hermitage Capital, est la figure centrale de l’affaire Magnitsky.
Ce dossier porte le nom de l’avocat russe Sergeï Magnitsky, mort en prison à Moscou en 2009 dans des circonstances peu claires. Engagé par Browder, il avait révélé l’implication de hauts fonctionnaires russes dans une fraude présumée de 230 millions de dollars d’impôts versés à la Russie par Hermitage Capital puis soustraits au fisc. Une somme ensuite ventilée sur les comptes à l’étranger des différentes personnes impliquées dans l’arnaque.
Une partie de cet argent a fini sa course en Suisse. D’où le signalement d’Hermitage et l’ouverture d’une procédure pénale par le Ministère public de la Confédération (MPC). Une enquête désormais abandonnée et qui verra le parquet fédéral libérer une grande partie des 18 millions de francs actuellement bloqués.
Cet abandon met Bill Browder en rage: «Cette décision renforce les pires stéréotypes sur la justice suisse. Rendre autant d’argent aux personnes impliquées dans l’affaire alors que la plupart des autres pays les ont sanctionnées est une tache sur la Suisse», a-t-il indiqué depuis Londres.
Près de 20 millions bloqués
En novembre dernier, Berne a informé Bill Browder de la clôture imminente de la procédure SV.11.0049, l’enquête pour blanchiment qu’il avait lui-même contribué à faire ouvrir il y a dix ans. Le financier s’était appuyé sur les documents fournis par Alexander Perepilichny, un trader au fait de l’escroquerie pour l’avoir facilitée avant de changer de camp. En 2012, Perepilichny s’est écroulé alors qu’il faisait son jogging près de Londres. Sur la base des échantillons d’autopsie, un expert a signalé ensuite avoir décelé les traces d’une plante toxique.
Peu avant sa mort, le parquet fédéral helvétique avait mis à son agenda une confrontation entre Perepilichny et Vladlen Stepanov, l’un des titulaires des comptes bloqués. La fortune de Vladlen Stepanov ne peut s’expliquer que par sa qualité de mari d’Olga Stepanova – la haut-fonctionnaire des impôts de Moscou qui a donné son feu vert à l’escroquerie. La moitié environ de l’argent séquestré par le MPC appartient au Russe. Il s’agit de neuf millions de francs déposés auprès de Credit Suisse par la société Faradine Systems Ltd.
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Neuf autres millions sont liés à deux autres protagonistes clés dans cette histoire – Denis Katsyv et Dmitry Klyuev. Ce dernier, ancien propriétaire de la banque Universal, est considéré comme l’un des cerveaux de la fraude présumée. L’autre, Denis Katsyv, fils de l’ancien vice-président du gouvernement régional de Moscou, est patron du holding chypriote Prevezon. Le même qui a déboursé 6 millions de dollars pour mettre fin aux accusations de blanchiment de l’argent provenant d’une fraude immobilière présumée à Manhattan. Prevezon détenait deux comptes en Suisse auprès de la Banque Edmond de Rothschild et d’UBS.
Un calcul controversé
En annonçant le prochain abandon de l’enquête, le MPC affirme que des confiscations auront bien lieu. Mais il précise que seule une petite partie – entre un et quatre millions de francs – finira dans les caisses fédérales. Le reste retournera aux mains des détenteurs des comptes bloqués. Une décision qui donne à penser qu’un délit a bien été commis en Russie à l’origine des versements. Alors pourquoi seule une partie de l’argent sera-t-elle confisquée?
La décision s’explique par le fait qu’avant d’arriver en Suisse, l’argent résultant de la fraude présumée a transité par divers comptes étrangers, où il a été mélangé à d’autres fonds dont l’origine n’est pas claire. Les modalités de confiscation de ce type d’argent partiellement contaminé font l’objet de disputes doctrinales et n’ont pas encore été clarifiées par la jurisprudence.
Le parquet fédéral a appliqué la méthode dite du calcul proportionnel pour estimer les sommes imputables à la fraude présumée – à confisquer par conséquent. Une manière de faire controversée qui divise les experts, notamment parce qu’elle tend à favoriser les blanchisseurs disposant de structures capables de multiplier la dilution des gains illicites.
D’autant que dans le cas présent, les avoirs issus de la fraude présumée ont transité par une multitude de sociétés offshore n’exerçant aucune activité commerciale tangible. C’est la raison invoquée par les avocats de Bill Browder pour contester le recours à la méthode de calcul proportionnel.
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Des liens dangereux
En 2011, l’enquête suisse avait été confiée à Maria Antonella Bino, désormais parmi les papables à la succession de Michael Lauber au poste de procureur général de la Confédération. C’est elle qui a ouvert la procédure contre inconnu et bloqué les comptes. Mais en 2013, un an après l’arrivée de Michael Lauber à la tête du MPC, Maria Antonella Bino a démissionné pour rejoindre le secteur bancaire.
L’enquête est passée aux mains de Patrick Lamon, aujourd’hui principale cible des critiques de Bill Browder. «Après des années sans enquêter ou presque, le procureur Lamon a soudainement abandonné et rend une bonne partie de l’argent aux Russes, juge-t-il. La prescription n’interviendra que dans trois ans. Il aurait amplement eu le temps de continuer à monter son dossier, mais il a inexplicablement décidé d’y renoncer.»
Par le passé, le financier avait déjà demandé en vain la récusationLien externe du procureur fribourgeois, accusé d’avancer au rythme de la tortue. Bill Bowder avait mis en cause les liens de Patrick Lamon avec V. S., un ex-agent de Fedpol écarté en 2017 pour soupçon de corruption puis condamné en juin 2020 pour acceptation d’avantages.
Le policier fédéral s’était rendu à plusieurs reprises en Russie pour s’entretenir avec le procureur Saak Karapetyan. Notamment en compagnie de Patrick Lamon lui-même et de Michael Lauber. En 2016, il a accepté l’invitation du procureur russe à participer à une chasse à l’ours, ce qui lui a valu ensuite sa condamnationLien externe. Les voyages controversés de l’ex-agent ne sont pas isolés, pas plus que les rencontres avec Saak Karapetyan. Ce dernier, décédé en 2018 dans un accident d’hélicoptère, est suspecté d’avoir joué un rôle clé dans la couverture de la fraude présumée.
Lors de son procès, V. S. a reconnu que son voyage de 2016 visait à préparer l’audience avec Andreas Gross, ex-rapporteur du Conseil de l’Europe et auteur d’un rapportLien externe sur l’affaire Magnitsky. L’ancien agent a expliqué lors du procès que le cas Magnitsky devait être classé et que, pour ce faire, le rapport Gross devait être «discrédité».
Bill Bowder revient aujourd’hui sur cet épisode: «Après que le principal enquêteur suisse sur l’affaire ait été pris en train de recevoir des cadeaux des Russes et de discuter de la manière de clore l’affaire Magnitsky, je suis étonné que la Suisse ait eu l’audace d’assumer cette demande malhonnête».
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Retombées diplomatiques et politiques
En juillet 2020, Roger Wicker, sénateur américain coprésident de la Commission pour la sécurité et la coopération en Europe a commenté la condamnation de V. S. dans une lettre à l’ambassadeur de Suisse à Washington. «Compte tenu des enjeux, écrit-il, je suis surpris d’apprendre qu’un officiel de la police fédérale suisse, V. S., a participé à une chasse à l’ours organisée par des procureurs payés avec l’argent des oligarques russes».
Pour Roger Wicker, toutefois, le vrai scandale, c’est l’immobilisme de l’enquête suisse. En décembre, le même sénateur républicain a écrit à Mike Pompeo, alors Secrétaire d’État américain. On note dans sa missiveLien externe une certaine inquiétude au sujet des relations avec Berne. «Bien que la Suisse jouisse d’une bonne réputation au sein du gouvernement, note-t-il, la vulnérabilité de son système judiciaire à l’égard des pressions russes est un motif à réévaluer la coopération judiciaire entre les États-Unis et la Confédération.»
Entre-temps, la question a également été portée devant le Parlement à Berne. Début décembre, plusieurs parlementaires de différents partis (Parti socialiste, Verts et Union démocratique du centre) ont réclamé des éclaircissements au Conseil fédéral sur les démarches du MPC dans l’affaire Magnitsky. L’autorité de surveillance du MPC a indiqué suivre le cas et avoir été informée à ce sujet par le parquet fédéral lors de la réunion du 8 décembre 2020.
Le MPC réaffirme son indépendance et légitime sa décision d’abandonner l’affaire. Il précise aussi qu’une confiscation serait ordonnée en cas de lien pouvant être démontré entre les biens séquestrés en Suisse et l’infraction préliminaire en Russie.
Ce qui ne convainc pas Bill Browder. «Je pense que Patrick Lamon a profité du fait qu’il n’y a personne au-dessus de lui pour clore cette affaire avant qu’un nouveau Procureur général de la Confédération ne prenne la relève», déclare-t-il. Qui sait si ce nouveau visage ne sera pas Maria Antonella Bino. La même qui avait lancé l’enquête il y a dix ans.
Gotham City
* Fondée par les journalistes d’investigation Marie Maurisse et François Pilet, Gotham CityLien externeLien externe est une newsletter de veille judiciaire spécialisée dans la criminalité économique.
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