«Cultiver» le carbone, c’est bon pour les sols et pour le climat
Le sol est un allié essentiel dans la lutte contre les gaz à effet de serre dans l'atmosphère. Un projet pilote mené en Suisse jette un nouvel éclairage sur le potentiel de séquestration du carbone dans les sols agricoles, même si de nombreuses questions restent en suspens.
Christian Streit prend soin non seulement de ses animaux et de ses cultures, mais aussi du sol sous leurs pieds. Il réduit le travail du sol au minimum et sème sur des terres non labourées. Il laisse les vers de terre aérer le sol. L’agriculteur alterne plusieurs cultures différentes – principalement le blé, le maïs, le colza et le soja – sur une même parcelle et maintient en permanence une couverture végétale sur les champs.
Ce sont les principes de l’agriculture de conservation, une production agricole durable qui protège le sol de l’érosion et de la dégradation. «Nous devons prendre soin des sols, notamment parce qu’ils sont les outils de travail qui nous permettent de nourrir les gens», explique l’agriculteur d’Aubonne, dans le canton de Vaud.
Les sols sont également le principal puits de carbone après les océans: on estime que la quantité de carbone dans le sol, c’est-à-dire dans la couche supérieure de la croûte terrestre constituée de composants minéraux, d’humus, d’eau et d’organismes vivants, est trois fois supérieure à celle de l’atmosphère.
Le carbone pénètre dans le sol par la photosynthèse des plantes et la décomposition des matières végétales et animales. Une partie est transformée en matière organique (humus) et reste dans le sol, une autre retourne dans l’atmosphère par la suite de l’action des micro-organismes.
Il y a là un équilibre dynamique influencé par divers facteurs, notamment les conditions climatiques, la composition du sol, sa structure et la manière dont il est travaillé. Une gestion attentive des sols agricoles permet d’absorber et de stocker durablement le carbone, ce qui contribue à réduire la quantité de CO2 dans l’atmosphère.
La Suisse, comme d’autres pays, inclut les sols dans sa stratégie de compensation des émissions et de neutralité climatique à l’horizon 2050, sur laquelle le peuple suisse est appelé à se prononcer le 18 juin prochain.
Mais il y a un problème. L’agriculture intensive et la dégradation qui caractérisent presque toutes les zones cultivées de la planète réduisent la capacité des sols à séquestrer le carbone.
Quel est le potentiel des sols agricoles en matière d’atténuation du changement climatique? Christian Streit a voulu le savoir en participant à un projet unique en son genre.
Combien de carbone dans le sol?
Les terrains de l’agriculteur suisse contiennent 14’037 tonnes d’équivalent CO2. Le chiffre correspond à peu près aux émissions totales générées par mille personnes en Suisse. Grâce à ce stock de carbone, l’agriculteur compense environ un quart des gaz à effet de serre qu’il émet. La majeure partie des émissions est due au méthane produit par la digestion de son bétail.
C’est ProméterreLien externe, l’association de promotion des métiers de l’agriculture du canton de Vaud, qui a fait le calcul. Dans le cadre d’un projet piloteLien externe impliquant 18 des quelque 3500 exploitations agricoles du canton, les collaborateurs et collaboratrices de Prométerre ont prélevé des échantillons de sol sur toutes les parcelles, soit 600 au total. La méthodologie a pris en compte non seulement la profondeur, mais aussi la densité et la masseLien externe du sol. Selon l’association, c’est probablement la première fois au monde qu’une analyse aussi détaillée est réalisée au niveau d’une exploitation entière.
«Les exploitations considérées génèrent peu d’émissions en comparaison internationale et stockent des quantités importantes de carbone»
Aude Jarabo, Prométerre
«Les exploitations considérées génèrent peu d’émissions en comparaison internationale et stockent des quantités importantes de carbone», constate Aude Jarabo, ingénieure agronome et experte en climatologie chez Prométerre.
Le bon résultat obtenu par Christian Streit ne doit rien au hasard. Ses champs bénéficient d’un apport constant de matière organique depuis des décennies. L’agriculteur épand du fumier et des déchets végétaux et laisse les résidus végétaux sur les champs à la fin de la récolte. Pendant l’hiver, lorsque les terres sont en jachère, il cultive des plantes dites de couverture, comme du trèfle. Ces plantes ne sont pas pour la vente, mais servent à enrichir le sol en éléments nutritifs et à réduire l’érosion causée par l’eau et le vent.
«C’est une tradition de famille. Mon père a été un pionnier de la gestion durable des sols», explique cet agriculteur de 46 ans.
Compenser les gaz à effet de serre avec l’humus
Diverses actions menées dans le monde entier visent à reconstituer le stock de matière organique, et donc de carbone, dans les sols, qui a été perdu avec les pratiques agricoles intensives. Cela contribue à la réduction des gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
L’initiative internationale 4 pour 1000Lien externe, lancée en 2015 à Paris lors de la Conférence de l’ONU sur le changement climatique, part du principe qu’une augmentation annuelle de 0,4% de la teneur en humus des sols agricoles peut compenser les émissions causées par les activités humaines.
En Suisse, cet objectif ne serait pas du tout difficile à atteindre, car les pratiques agricoles appropriées sont connues, affirme Pascal Boivin, professeur à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (HEPIA), qui a développé la méthodologie utilisée par Prométerre. «La question est de savoir comment amener le plus grand nombre d’agriculteurs dans le monde à opter pour des méthodes plus vertueuses», ajoute Pascal Boivin, également président de la Confédération européenne des sociétés de science du sol.
Parmi les solutions pour augmenter la teneur en matière organique, il y a l’agriculture de conservation, également pratiquée par Christian Streit. Au niveau mondial, elle n’est cependant appliquée que sur 15% des terres arables.
Le marché des crédits carbone
Claudio Zaccone, professeur de chimie agricole à l’Université de Vérone et membre de l’Union internationale des sciences du sol, constate que, globalement, le monde agricole n’a pas toujours une réelle conscience de la quantité de carbone présente dans les terres agricoles ni de son importance pour la qualité des sols. Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’une question de sensibilisation.
L’agriculteur qui adopte des pratiques de séquestration du carbone doit supporter des coûts supplémentaires, souvent sans bénéfice immédiat en termes de productivité, souligne le professeur. À Aubonne, par exemple, Christian Streit doit embaucher plus de main-d’œuvre s’il veut limiter l’utilisation du tracteur et d’autres véhicules agricoles, qui ont l’inconvénient de compacter le solLien externe.
«Si la politique leur demande d’adopter ces pratiques, les agriculteurs devraient pouvoir bénéficier de subventions, au moins au début», plaide Claudio Zaccone.
Une autre option est le marché volontaire des crédits de carbone, une idée qui fait son chemin aux États-Unis et en Europe, y compris en SuisseLien externe. Grâce à ce que l’on appelle «carbon farming», un agriculteur ou une agricultrice peut faire certifier la quantité de carbone qu’il ou elle séquestre dans le sol et vendre les crédits correspondants à quelqu’un qui souhaite compenser ses émissions, par exemple une entreprise ou un particulier.
Il s’agit là d’une possibilité intéressante pour le monde agricole. Selon certaines estimationsLien externe, les terres cultivées du monde entier pourraient séquestrer plus d’un milliard de tonnes d’équivalent CO2 par an. En partant d’un minimum de 20 dollars par tonne séquestrée, cela représenterait un chiffre d’affaires d’environ 20 milliards de dollars par an.
Mais tout ceci reste théorique. Car dans la pratique, les choses se passent différemment.
La méthode reste imparfaite
Le calcul de la quantité exacte de carbone qui peut être séquestrée dans le sol peut s’avérer compliqué, notamment parce que cela dépend des caractéristiques du sol, qui varient d’une région à l’autre et même d’une parcelle à l’autre. L’emploi d’une méthodologie détaillée comme celle appliquée par Prométerre en Suisse pourrait contribuer à une plus grande précision.
«La question est de savoir comment amener le plus grand nombre d’agriculteurs et d’agricultrices dans le monde à opter pour des méthodes plus vertueuses»
Pascal Boivin, Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève
Pour autant, rien ne garantit que le carbone restera suffisamment longtemps dans le sol pour contrer le réchauffement climatique.
Certaines étudesLien externe récentes contestent l’idée que les molécules de CO2 puissent rester dans le sol pendant des centaines ou des milliers d’années. Les personnes qui gèrent les terres pourraient également décider de revenir à une agriculture intensive. Ou alors, de fortes pluies ou une sécheresse extrême pourraient libérer le carbone stocké dans le sol, contrecarrant ainsi les efforts de séquestration.
Il est également de plus en plus évident que certaines pratiques, comme de semer sans labourer, ne permettent pas de stocker autant de carboneLien externe qu’on l’imaginait. Et de toute façon, il existe une limite à la teneur en carbone des sols. Selon certaines estimations, ce seuil de saturation pourrait même être atteint dans quelques décennies.
Un héritage pour l’avenir
Malgré toutes ces incertitudes, Christian Streit continuera à prendre soin de ses sols. Notamment parce qu’un sol riche en carbone est plus fertile, a une plus grande capacité de rétention d’eau et favorise la biodiversité, explique-t-il.
À l’avenir, l’agriculteur souhaite réduire davantage l’action mécanique en surface et augmenter l’apport de matière organique. Il veut répéter la mesure du carbone dans quelques années, pour évaluer quelles pratiques agricoles ont eu un effet positif. Les coûts de cette deuxième analyse seront toutefois à sa charge.
Christian Streit espère que l’engagement en faveur du sol et du climat aura également des retombées économiques. Une certification, semblable à celle qui existe aujourd’hui pour l’agriculture biologique, pourrait par exemple lui permettre de vendre ses produits un peu plus cher.
Et si cela n’arrive pas… patience. Ce qui compte le plus, c’est de perpétuer la tradition familiale. «Je le fais pour mes enfants, dit l’agriculteur. J’aimerais qu’ils héritent d’une terre aussi fertile que celle que mon père m’a laissée».
Relu et vérifié par Sabrina Weiss
Traduit de l’italien par Marc-André Miserez
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