Dans le Jura, une sortie de crise à deux vitesses
Région industrielle tournée vers les marchés extérieurs, l’Arc jurassien se remet peu à peu de l’une des plus graves crises de ces dernières décennies. Si les grandes marques horlogères flambent à nouveau, beaucoup d’entreprises entrevoient à peine le bout du tunnel.
Dans les vallées jurassiennes, le souffle printanier semble s’accompagner d’une embellie conjoncturelle certaine: résultats records pour Swatch Group, chiffres du chômage en baisse, prévisions de croissance revues à la hausse. «L’horlogerie flambe et la foire de Bâle à fin mars sera révélatrice de la bonne santé du secteur», affirme John Buchs, président de la Chambre économique du Jura bernois.
Tous ne sont cependant pas égaux face à ce regain d’activité. «Les avis sont très contrastés d’un secteur et d’une entreprise à l’autre. Les entreprises exportant uniquement dans la zone euro ont des difficultés avec la cherté du franc suisse. Elles devront peut-être s’approvisionner en sous-traitance à l’étranger plutôt que dans la région. Cela induira des suppressions de places de travail. Les effets vont se faire sentir dans les mois à venir», estime John Buchs.
Rolf Muster, directeur de Schaublin Machines SA, entreprise spécialisée dans la production de tours industriels, a été l’initiateur de la «task force» mise en place dans le Jura bernois pour faire face à la récession dans le secteur des machines-outils. Il est catégorique. «Pour moi, la crise n’est pas terminée, les entrées de commandes sont encore trop irrégulières». Le patron d’une PME du Jura bernois désireux de garder l’anonymat, ajoute: «Les sociétés cotées en bourse crient haut et fort que la crise est terminée. Mais c’est simplement pour éviter que leurs actions ne dégringolent!»
Les banques prises pour cible
Si les grands noms de l’horlogerie retrouvent leurs niveaux d’avant-crise, l’industrie des machines, qui produit peu de produits finis et ne profite que faiblement de l’effet «Swiss Made» sur les consommateurs, nage encore entre deux eaux. Michel Probst, ministre jurassien de l’Economie, évalue: «De manière globale, les choses repartent bien. Mais il faut rester extrêmement prudent. Certaines entreprises connaissent encore des difficultés et le taux de chômage reste élevé».
Pascal Crespin, responsable de l’industrie au syndicat Unia à Neuchâtel, estime également que toutes les entreprises ne sont pas égales face à la reprise de l’activité économique: «Les grands groupes annoncent de jolis chiffres et dans le même temps, de nombreuses PME doivent mettre la clé sous la porte». Plus que la cherté du franc suisse, il pointe du doigt un autre coupable, celui-là même qui avait précipité l’industrie de l’Arc jurassien dans le marasme dès l’automne 2008: le secteur financier. «Pour remettre la machine en route, les PME doivent souvent procéder à des investissements. Mais les banques d’affaires refusent de prêter aux entreprises qui en auraient besoin alors qu’il y a un flot de liquidités ahurissant sur les marchés».
Cette rengaine, Michel Probst l’entend souvent. «Les banques nous affirment que ce n’est pas le cas. C’est difficile de vérifier. Je ne peux qu’encourager les banques à jouer pleinement leur rôle au soutien du développement économique».
Ce qui est certain, c’est que la crise n’a fait qu’accroître la méfiance des industriels à l’égard du secteur bancaire. «Il ne faut pas oublier que cette crise vient de la haute finance, contrairement à la crise horlogère des années ‘70. Aujourd’hui, les banquiers continuent de verser des bonus aux traders et les politiciens refusent toujours de légiférer. C’est scandaleux!», s’indigne ainsi Rolf Muster.
Traumatisme profond
Si la prudence reste de mise parmi les acteurs de l’industrie jurassienne, c’est aussi en raison de la violence de la crise subie. «Ce qui a surpris, c’est surtout la rapidité à laquelle on est passé d’une crise financière à une crise économique», souligne Michel Probst. Dans le Jura, le choc a marqué les esprits. «La crise est arrivée comme un ouragan. Du jour au lendemain, plus aucun coup de téléphone, plus aucun intérêt pour nos produits», se rappelle John Buchs.
Le retournement conjoncturel a balayé le secteur des machines-outils en 2009, dont le chiffre d’affaires a chuté de 70% cette année-là. Rien que dans le Jura bernois, la branche compte 350 entreprises et emploie 7000 personnes. «La situation était dramatique. En 30 ans d’activité, je n’avais jamais connu ça», relate Rolf Muster. «En 2010, il y a eu un retour à une demi-normalité, mais on ne peut pas parler de reprise pour autant», ajoute-t-il.
Durant cette période, Rolf Muster a dû licencier 16 de ses 120 employés. Mais il a surtout eu recours, comme nombre d’entreprises, au chômage partiel. «C’est un outil essentiel, affirme John Buchs. Non seulement il a permis aux entreprises de conserver leur main-d’oeuvre qualifiée, mais aussi de perfectionner le personnel durant les périodes d’inactivité.»
Quelles perspectives ?
Comme d’autres entreprises, Schaublin Machines a profité de cette pause pour s’investir dans la recherche et le développement. «Ça nous a permis de sortir des nouveaux produits qui cartonnent déjà sur le marché», affirme Rolf Muster. Pour Michel Probst, qui juge le tissu économique jurassien «encore trop mono-industriel», les entreprises qui ont réussi à diversifier leur production, en se tournant notamment vers les technologies médicales, seront mieux armées pour la suite.
Quant à l’horlogerie, elle profite actuellement de marchés forts en Russie et en Chine. Mais le ministre jurassien de l’économie est rempli d’interrogations: «Beaucoup de choses nous échappent. Quel impact auront les conflits dans le monde sur le coût des matières premières? La Chine pourra-t-elle continuer à se développer? Qu’adviendra-t-il du franc suisse?». Plus que jamais, l’Arc jurassien sera dépendant de la marche du monde dans les années à venir. «Nous ne tenons pas notre destinée économique en mains», conclut John Buchs.
Chômage. De fin 2007 à fin 2009, le taux de chômage avait bondi de 69% dans l’ensemble de l’Arc jurassien suisse, selon l’Observatoire statistique transfrontalier de l’Arc jurassien. Depuis début 2010, il diminue régulièrement. En février 2011, il se montait à 5,3%, contre 6,6% un an plus tôt, selon l’Office neuchâtelois de la statistique, qui prend en compte les chiffres des cantons du Jura et de Neuchâtel, de l’arrondissement administratif du Jura bernois ainsi que du district du Jura-Nord Vaudois.
Machines. Swissmem, l’association faîtière des machines, des équipements électriques et des métaux, relève que le secteur a profité en 2010 de l’évolution positive de la conjoncture. Les entrées de commandes ont ainsi progressé de 16,4% par rapport à 2009 sur l’ensemble de la Suisse. Mais elle avertit aussi que la force du franc pèse très lourd sur les marges, entraînant de nombreuses entreprises dans la zone de perte d’exploitation.
Horlogerie. L’industrie horlogère suisse a poursuivi en début d’année sur sa bonne lancée de 2010. En janvier 2011, les exportations ont connu une hausse de 16,9%, après déjà un bond de plus d’un quart en décembre. La Fédération horlogère suisse s’attend à une croissance des exportations pour cette année, mais se dit elle aussi préoccupée par la force du franc suisse.
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