François-Henri Désérable: «Nicolas Bouvier a orienté ma vie à la manière d’un évangéliste»
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L’écrivain français François-Henri Désérable entreprend, en 2022, un voyage en Iran. Il en naîtra «L’Usure d’un monde», publié chez Gallimard, un récit qui salue finement l’intelligence de l’écrivain-voyageur genevois Nicolas Bouvier dont il suit les pas. Entretien.
En cette année 1953, Nicolas Bouvier entame un long périple en compagnie de son ami Thierry Vernet, peintre genevois. «Les deux Suisses», comme les appelle François-Henri Désérable, parcourent alors les Balkans, la Turquie, l’Iran, le Pakistan, l’Afghanistan… À la suite de ce périple, Nicolas Bouvier écrira «L’Usage du monde», magnifique ouvrage dans lequel sont consignées ses réflexions de voyageur alerte, à la curiosité exceptionnelle.
Désérable limitera, lui, son voyage à l’Iran, suivant l’itinéraire de Bouvier à quelques bourgs près: Téhéran, Qom, Ispahan, le désert de Lout, Chiraz, Tabriz… Point de départ, Cologny (sur les hauteurs de Genève) où vivent les Bouvier. Désérable va les voir. Sur la tombe de Nicolas qu’il visite est posé un galet portant cette inscription: «Et maintenant, Nicolas, enseigne-nous l’usage du ciel». Bouvier et Vernet partirent à bord d’une Fiat Topolino. Désérable, lui, prendra l’avion pour Téhéran. Tout va plus vite aujourd’hui, mais pas forcément mieux.
swissinfo.ch: Vous écrivez: «L’Usage du monde était devenu ma Bible. L’Évangile de la route selon saint Nicolas». Voyez-vous dans l’ouvrage de Bouvier une forme de piété?
François-Henri Désérable: Piété? Non, mais dévotion envers le voyage, oui, une volonté de parcourir le monde, en tout cas, de le découvrir. À mon sens, son périple est une errance sans Dieu finalement. La seule divinité que Nicolas Bouvier et son ami Thierry Vernet honorent est la Fiat Topolino grâce à laquelle ils ont pu, tant bien que mal, faire la route.
On trouve pourtant dans la partie que Bouvier consacre à l’Iran une scène relatant la rencontre avec un père missionnaire français qui dit aux deux voyageurs suisses: «L’Islam ici, le vrai? C’est bien fini. Plus que du fanatisme (…) qui ressort». Votre commentaire?
Il est intéressant de constater qu’en 1953-54 le fanatisme est déjà évoqué. Qu’on en parle aujourd’hui paraît normal, au regard de l’actualité. D’ailleurs certains sociologues estiment que ces dernières années l’Islam a été le refuge d’une certaine forme de radicalité. D’autres prétendent au contraire que c’est l’Islam lui-même qui se radicalise. Plusieurs hypothèses courent à ce sujet; c’est dire la complexité de cette question religieuse.
Les problèmes que vous relevez rappellent ceux que Bouvier observe: censure, arrestations arbitraires, méfiance de la police politique à l’égard des voyageurs européens… Étonnante analogie?
C’est une conjoncture sociopolitique qui sans doute rapproche nos deux récits. Je débarque en Iran en pleine révolte du voile, à la suite de la mort sous la torture d’une jeune étudiante, Mahsa Amini. Bouvier y arrive également à un moment très tendu: les troubles dans le Kurdistan iranien mais aussi l’éviction par un coup d’État de Mohammed Mossadegh, à l’époque Premier ministre.
Donc une période de répression très forte durant laquelle le Shah essaie de reprendre la main sur son peuple. Mais Bouvier n’en parle pas tellement. Il y consacre 4 ou 5 pages sur les 350 que constitue «L’Usage du monde».
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Fait-il l’économie du politique?
À mon sens, oui. Il s’attache plutôt à écrire des portraits, qu’il réussit admirablement; à définir des paysages; à «peindre» des scènes de la vie quotidienne. Pour ma part, j’ai essayé de me mettre à mi-chemin entre lui et le Polonais Ryszard Kapuściński, auteur d’un livre intitulé «Le Shah». Je ne voulais pas traverser l’Iran sans rien dire du contexte politique. Je souhaitais que mon récit soit ancré dans l’époque actuelle, contrairement à celui de Bouvier qui demeure intemporel.
70 ans séparent vos deux voyages. Depuis les années 1950, tout a changé en Iran, mais rien n’a changé. Force d’inertie?
Je vous renvoie ici à la célèbre phrase de Karl Marx qui pense que l’histoire se répète au moins deux fois: «La première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce». Il faut rappeler que le régime de la République islamique est né d’un soulèvement populaire suite auquel le Shah est parti. Le régime actuel mourra lui aussi d’un soulèvement populaire.
Il y a bon nombre de parallèles à établir entre la politique du Shah et celle de la République islamique: arrestations, répression, main mise sur le pétrole, etc. Je fais d’ailleurs référence dans mon livre à deux émissions de la Radio Télévision suisse (RTS) qui, à juste titre, renvoient dos à dos le pouvoir du Shah et celui des mollahs.
Avant de vous rendre en Iran, vous rencontrez à Genève Manuel, le fils de Nicolas Bouvier, qui vous montre un exemplaire de «L’Usage du monde», «cette vieille histoire triste et gaie», vous dit-il. Votre commentaire?
Ce n’est pas le fils qui m’a dit cela, la phrase est une dédicace de son père, écrite sur l’exemplaire que Manuel possède. Si Nicolas Bouvier parle de «tristesse», c’est parce qu’un périple ne représente pas qu’une aventure heureuse à ses yeux, il comporte également une part de désillusions et d’ennuis.
Bouvier explique d’ailleurs très bien sa pensée dans son ouvrage «Le Poisson-Scorpion», quand il écrit: «On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore».
«Bouvier est l’un des géants de la littérature francophone du XXe siècle, il est donc présomptueux de se mesurer à lui»
Dans l’épigraphe de votre livre, vous citez cette phrase extraite de «L’Usage du monde»: «Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d’hospitalité (…) et de concours que deux Persans en voyage n’en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout marche bien». Peut-on en dire autant aujourd’hui?
La «ville» en question, c’est Genève, bien sûr. Mais bon, ce que pense alors l’écrivain est valable pour d’autres villes d’Europe, encore maintenant. Pas besoin de changer une ligne de Bouvier, alors que 70 ans nous séparent de son voyage en Iran.
Il faut dire que nous Européens sommes toujours pressés. Pas de temps pour les autres. Je connais peu de gens sous nos latitudes capables de mettre entre parenthèses leur vie durant deux ou trois jours pour faire découvrir un pays à un étranger, sans aucune rétribution en contrepartie.
La Suisse compte aujourd’hui bon nombre d’écrivains-voyageurs, jeunes, comme Blaise Hoffmann, qui ne veulent pas être comparés à Bouvier. Ça vous étonne?
Non. Bouvier est l’un des géants de la littérature francophone du XXe siècle, il est donc présomptueux de se mesurer à lui. Son héritage est lourd à porter, c’est comme si en France un jeune romancier se réclamait aujourd’hui de Flaubert. Pour ce qui me concerne, je dirais que Nicolas Bouvier est un guide qui à la manière d’un évangéliste a orienté ma vie. Après l’avoir lu, j’ai décidé de passer la moitié de mes jours à voir le monde, et l’autre à l’écrire.
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