Les frontaliers suisses de France veulent faire entendre leur voix
Ils seraient près de 40'000 dans le Grand Genève mais se sentent de plus en plus discriminés. Les frontaliers suisses de France ont créé leur propre association et entendent pour la première fois faire leur entrée au Parlement genevois à l'occasion des élections cantonales du printemps prochain.
Un «exilé immobilier»: c’est ainsi que se définit Paolo Lupo. Comme de nombreux Genevois, ce collaborateur du Département de l’instruction publique genevoise et membre du Parti démocrate-chrétien (PDC / centre-droit) a choisi de s’installer en France voisine pour loger sa famille «à un prix décent».
Etabli depuis plus de 35 ans dans l’Ain puis en Haute-Savoie, Paolo Lupo n’a constaté «aucune différence dans la mentalité et la manière de vivre» d’un côté ou de l’autre de la frontière. Pourtant, les frontaliers suisses se sentent de plus en plus discriminés. C’est le cas notamment lorsqu’ils cherchent un emploi à Genève.
Pour défendre leurs droits et faire avancer la cause transfrontalière, Paolo Lupo a fondé il y a trois ans, avec quatre autres membres du PDC, l’association «Genevois sans frontières»Lien externe.
«Genève compte plus de 100 km de frontières avec la France et seulement 5 avec le reste de la Suisse. C’est une situation unique»
swissinfo.ch: Pourquoi une telle association est-elle nécessaire?
Paolo Lupo: Le canton de Genève compte plus de 100 km de frontières avec la France et seulement 5 avec le reste de la Suisse. L’expansion naturelle du canton ne peut donc se faire que sur le territoire frontalier voisin. Notre objectif est de créer une dynamique pour surmonter l’effet frontière et de veiller à la situation particulière des frontaliers suisses établis dans ce que l’on appelle le «Grand Genève».
swissinfo.ch: Il y a également un but politique clairement affiché, puisque votre association se veut une antenne du Parti démocrate-chrétien (PDC / centre-droit) en France voisine.
P.L.: «Genevois sans frontières» est régie par la loi de 1901 sur les associations françaises. Nous ne poursuivons donc pas de but politique à proprement parler. Mais il est vrai que nous nous battons pour une meilleure représentativité des frontaliers suisses de France. Et nous avons trouvé au sein du PDC genevois une oreille attentive à nos revendications.
Parmi les 25’000 électeurs établis hors du canton, 20’000 résident en France, dont une très grande partie sont des travailleurs frontaliers. C’est une situation unique en Suisse. Actuellement, le taux de participation aux élections et aux votations des Genevois résidant en France voisine se situe aux alentours de 37%. C’est inférieur de près de 10 points au taux de participation moyen dans le canton de Genève. Nous voulons que cela change.
swissinfo.ch: Comment expliquez-vous ce phénomène, alors même que le canton de Genève fait figure de pionnier dans le vote par correspondance et le vote par Internet?
P.L.: Jusqu’à présent, la classe politique genevoise ne s’est pas suffisamment adressée aux frontaliers suisses. On les a au contraire souvent présentés comme des profiteurs. En les dévalorisant et en les culpabilisant, on a créé chez ces personnes un certain ras-le-bol, qui se traduit par un désintéressement à la chose publique.
A nos yeux, il serait essentiel d’avoir au sein du Grand Conseil (parlement) genevois des députés qui habitent de l’autre côté de la frontière ou qui représentent les frontaliers suisses. Cela permettrait d’aborder cette question de manière beaucoup plus ouverte et d’éviter le rejet systématique.
Nous avons bon espoir d’y parvenir lors des élections cantonales, qui se dérouleront en avril 2018. Pour la première fois, «Genevois sans frontières» présente cinq candidats sur la liste PDC, dont deux, Madame Houda Khattabi et moi-même, résident en France. Les Verts et le Parti libéral-radical (PLR / droite) présenteront également des candidats établis de l’autre côté de la frontière.
swissinfo.ch: Quels sont aujourd’hui les problèmes auxquels sont confrontés les frontaliers suisses de France?
P.L.: Bien que les situations se confondent souvent avec celles des frontaliers français, les Suisses établis en France voisine subissent des discriminations spécifiques. Je vous donne un exemple: le frontalier suisse paie ses cotisations sociales à Genève mais n’y bénéficie d’aucune prestation d’aide à la réinsertion professionnelle et de formation en cas de chômage. Il doit s’adresser pour cela aux structures correspondantes en France. C’est un cas concret d’inégalité de traitement avec les résidents genevois.
swissinfo.ch: Mais cette situation est aussi valable pour les frontaliers français. Pourquoi en faire un cas à part?
P.L.: Il est tout à fait normal qu’un frontalier français ayant effectué sa scolarité, sa formation voire la majeure partie de son parcours professionnel en France soit considéré comme compétitif sur le marché de l’emploi français. En revanche, un Genevois contraint d’habiter en France voisine parce qu’il ne trouve pas à se loger dans son canton n’a aucune chance de trouver de l’embauche sur territoire français. Il devrait donc pouvoir bénéficier de l’aide complète pour sa réinsertion de la part de l’Office genevois de l’emploi. Il s’agit là d’un véritable abandon qui motive de nombreux Genevois à conserver une adresse fictive à Genève.
swissinfo.ch: Avec la directive pour la préférence cantonale à l’embauche, élargie en 2013 à tous les organismes subventionnés par l’Etat, les Suisses résidant en France ont-ils eux aussi plus de peine à se faire engager à Genève?
P.L.: C’est une évidence. La préférence cantonale à l’emploi n’a fait qu’accentuer le fossé entre résidents et non-résidents du canton. Une personne en possession d’un permis de réfugié (L) établie à Genève a aujourd’hui plus facilement accès au marché du travail qu’un frontalier suisse. Je connais de nombreuses personnes, y compris dans ma famille, qui se sont vu reprocher leur domiciliation française lors des entretiens d’embauche.
Fondamentalement, l’idée de favoriser les Genevois pour faire diminuer le taux de chômage dans le canton me semble tout à fait cohérente et acceptable. Mais au lieu d’une préférence cantonale, il aurait fallu opter pour une préférence régionale à l’emploi, qui englobe aussi les Suisses de France.
«Un réfugié établi à Genève a plus facilement accès au marché du travail qu’un frontalier suisse de France voisine»
swissinfo.ch: En 2015, vous avez lancé l’idée de créer un statut de bi-résident pour ces personnes. Où en est ce projet?
P.L.: La proposition n’a pas reçu l’appui suffisant au sein du PDC et nous allons donc en revoir les termes afin que la discussion puisse avoir lieu au Grand Conseil. L’objectif reste cependant le même, à savoir la création d’un statut de citoyen transfrontalier pour toutes les personnes qui se déclarent indifféremment résidents d’un côté ou de l’autre de la frontière.
Cela permettrait par exemple aux autorités cantonales de rétrocéder aux autorités françaises l’impôt prélevé sur le revenu, comme cela se fait pour les frontaliers français. Car selon une étude commandée par le maire de Divonne Etienne Blanc, outre les 20’000 résidents officiels, près de 20’000 Suisses habiteraient clandestinement en France voisine, engendrant un manque à gagner fiscal considérable pour ces communes.
swissinfo.ch: Dans le contexte actuel, pensez-vous qu’un tel projet puisse recueillir une majorité politique?
P.L.: Il faudra bien que les mentalités évoluent. Le fait que Genève ne parvient pas à loger ses habitants ne date pas d’hier. Reste que la situation devrait encore s’empirer dans les années à venir, puisque les réserves de terrains à bâtir sont épuisées depuis la fin des années 2000. Pour accéder à un logement à prix décent, les Genevois de la classe moyenne et les familles n’ont ainsi pas d’autre choix que d’aller s’installer de l’autre côté de la frontière.
Mais il est vrai qu’avec l’arrivée du Mouvement citoyens genevois (MCG), la classe politique tout entière est devenue timorée sur la question transfrontalière. Et même si le MCG a toujours dit qu’il ne voyait pas d’un mauvais œil les frontaliers suisses, dès que l’on aborde les problèmes concrets, personne ne veut bouger le petit doigt, par peur de froisser ses électeurs. Malheureusement, dans ce domaine, c’est encore l’émotif qui parle avant toute chose.
Macron veut des logements abordables à la frontière
Dans un entretien accordé mi-octobre à l’hebdomadaire français Le Point, le président français Emmanuel Macron a indiqué «qu’un système d’exception pour réduire les coûts [de l’immobilier] allait être mis en place dans les zones tendues», en mentionnant explicitement parmi d’autres régions «la frontière suisse»
Le système qui sera appliqué à ces zones consiste essentiellement en un abattement exceptionnel avant 2020 sur les plus-values immobilières en vue de la construction de logements. Ce plan, qui a pour objectif de mettre plus rapidement en vente des terrains constructibles, n’est toutefois pas du goût de tous les élus de la région.
«Notre objectif est tout autre, puisqu’on veut calmer les choses, réduire la construction afin de maîtriser notre développement et notre cadre de vie», affirme ainsi Antoine Vieillard, maire de Saint-Julien-en-Genevois, interrogé par Le Temps. L’élu français estime que la responsabilité dans la crise immobilière qui frappe le bassin franco-genevois incombe aux autorités genevoises et à ses politiques de logement «qui ont chassé les habitants du canton et conduit à la paralysie des transports».
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