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«L’Etat altruiste n’existe pas»

Portrait de Laurent Götschel
La promotion de la paix se fait sur le terrain, dans les zones de conflit, et non au siège de l'ONU à New York, estime Laurent Götschel, directeur de l'organisation Swisspeace. zVg

Laurent Goetschel est l’un des promoteurs de la paix les plus actifs de Suisse. Cette politique a-t-elle un avenir alors que l'espace réservé aux États neutres et aux organisations ne cesse de se réduire?

La guerre est loin en ce matin d’automne à Bâle. Les tournesols sont à la fête au marché, les tours du géant de la pharma Roche s’élèvent vers le ciel. A proximité, la Foire d’automne plante ses tréteaux. C’est sur le site de l’ancienne caserne de Bâle (Kaserne Basel) que Laurent Goetschel nous reçoit.

Tout un symbole, car c’est à l’endroit où les recrues étaient postées jadis qu’on fait désormais la promotion de la paix. Créée en 1988, la Fondation suisse pour la paix swisspeace a investi la Kaserne en 2019, après que le canton de Bâle-Ville a accepté de cofinancer l’institution en lui attribuant une enveloppe de 400’000 francs par année. L’organisation non gouvernementale est aujourd’hui le principal promoteur de la paix en Suisse.

Le professeur Laurent Goetschel nous invite à prendre place autour d’une table ronde avec une vue sur la cour de cette Kaserne fraîchement rénovée. Une poignée de personnes s’affairent parmi les quelque 80 collaboratrices et collaborateurs que compte l’institut.

A 57 ans et après vingt ans à la tête de swisspeace, Laurent Goetschel continue aussi de donner des cours de politique à l’Université de Bâle. Il réfute l’appellation de pacifiste qu’on pourrait lui coller, déclarant contribuer à désamorcer les conflits via des solutions pragmatiques. Il dit aussi n’éprouver aucune crainte à dialoguer avec l’armée.

swissinfo.ch: que peut faire l’ONG swisspeace dans le contexte de la guerre en Ukraine?

Laurent Goetschel: Nous formons des Ukrainiennes et Ukrainiens sur la façon de documenter les crimes de guerre présumés pour que ces informations puissent ensuite être utilisées devant un tribunal pénal. La demande est forte.

Cette guerre nous montre que des considérations stratégico-militaires pèsent de plus en plus dans un conflit. Les Etats s’étaient jusque-là entendus pour considérer les armes nucléaires comme des armes de dissuasion visant précisément à éviter d’entrer en guerre.

Or nous voyons que ces armes entrent désormais de plain-pied dans les conflits. Cette guerre n’aurait pas la même configuration sans la menace nucléaire russe. Nous essayons donc de voir comment rapprocher désarmement nucléaire et promotion de la paix.

En d’autres termes, les armes nucléaires empêchent l’émergence d’une guerre de grande ampleur tout en favorisantt de plus petits conflits?

Oui, c’est ce qui se passe en Ukraine.

Après trente ans de carrière et au regard de votre expérience, ne seriez-vous pas tenté d’affirmer que la quête de la paix est au point mort?

C’est un peu comme en médecine vous savez, la recherche avance à petits pas. Ni les guerres ni les maladies ne disparaîtront. A partir de là, disons qu’il est difficile pour nous de remettre chaque fois notre travail en question dès qu’un nouveau conflit éclate.

Il arrive qu’on me demande si mon travail n’est pas frustrant, et je réponds que des progrès sont généralement réalisés. Notamment sur les façons très techniques de négocier. Inutile par exemple d’inclure toutes les parties en conflit lorsqu’une médiation se met en place. Il ne suffit pas non plus de réunir autour d’une seule table les deux belligérants principaux pour parvenir à un résultat.

Et si nos regards sont aujourd’hui focalisés sur l’Ukraine, n’oubliez pas que la majorité des victimes de conflits dans le monde sont le résultat de guerres civiles. Il est crucial de bien choisir les parties qui négocieront au risque de nourrir de nouvelles violences.

Bernois d’origine, Laurent Goetschel a étudié les sciences politiques et les relations internationales à Genève, avant d’effectuer des recherches aux Etats-Unis, au Center for European Studies de l’Université d’Harvard ainsi qu’au Center for International Conflict Resolution de Columbia. Il a dirigé ensuite le programme fédéral de recherche sur la «Politique étrangère suisse», puis enseigné les sciences politiques à l’Université de Berne.

En l’an 2000, Laurent Goetschel est devenu directeur de swisspeace tout en poursuivant sa tâche de professeur en sciences politiques à l’Université de Bâle. Trois ans plus tard, il a été nommé au poste de collaborateur personnel de la ministre suisse des affaires étrangères, la conseillère fédérale socialiste Micheline Calmy-Rey.

L’observation de conflits passés vous aide-t-elle à appliquer des principes pour mieux appréhender les nouvelles crises?

Le traitement du passé et la justice transitionnelle sont deux éléments très importants pour nous. Pour garantir d’abord aux victimes que de tels crimes ne se reproduiront pas. Et pour faire comprendre aux décideurs incriminés qu’ils devront rendre des comptes.

Il faut tout faire pour éviter aussi que des conflits reprennent, sachant qu’une guerre civile peut s’éterniser.

A propos de l’impact de la promotion de la paix, quels succès swisspeace peut-elle revendiquer?

L’essentiel de notre travail consiste à rassembler des acteurs influents qui ne sont pas trop impliqués dans les conflits. Nous avons obtenu par exemple de bons résultats en Afghanistan, même sous le régime taliban. En 2001, lorsque les troupes américaines se sont déployées et qu’un nouveau gouvernement a été formé, le conseiller du Secrétaire général de l’ONU avait alors contacté swisspeace. «Nous avons oublié la société civile», s’était-il exclamé.

Nous avions réussi alors à réunir en peu de temps à Bonn (Allemagne) environ 80 personnes représentant la société civile afghane. Si leur mise en place a été chaotique, ces groupes perdurent aujourd’hui. L’élément le plus durable dans cet engagement en Afghanistan a été réalisé précisément à l’échelle de la société civile, la corruption n’épargnant souvent guère les gouvernements.

Vous misez sur des personnalités hors des cadres officiels?

Nous misons sur la deuxième garde qui, d’un point de vue intellectuel, peut se révéler être la première. Nous travaillons notamment avec des juristes, des enseignants et enseignantes, des sages dans les villages.

Nous avons procédé ainsi durant la guerre en Syrie en créant à Genève, dans le cadre de l’ONU, un espace pour les personnes représentant la société civile syrienne qui n’apparaissaient pas dans les délégations officielles aux pourparlers de paix, lesquelles n’ont pas abouti.

Faut-il donc qu’un acteur extérieur s’inquiète du sort de la société civile pour qu’elle ait voix au chapitre?

Je pense que l’apport de swisspeace a en effet été déterminant en Afghanistan. C’est plus difficile à dire concernant la Syrie, où aucun forum n’a été organisé rassemblant cette composante. En fait, la société civile devrait être impliquée dans les débats autour de la constitution ou du cessez-le-feu.

La Suisse siégera bientôt au Conseil de sécurité de l’ONU accompagnée du slogan «A Plus for Peace». Qu’en attendez-vous concrètement?

Je précise que la promotion de la paix se fait d’abord sur le terrain et non à New York. L’ONU peut en revanche servir indirectement la cause pacifique.

Le Conseil de sécurité est un club prestigieux où des liens se tissent parmi les grands de ce monde. La Suisse peut y avoir une influence en étant perçue comme un partenaire important pour son expertise en pourparlers de paix.

La Suisse fait-elle d’abord primer ses propres intérêts?

Oui, l’Etat altruiste n’existe pas. Et si l’on pousse ce raisonnement jusqu’au bout, on pourrait avancer que la promotion de la paix est le meilleur moyen choisi par la Suisse pour soigner son image. Ce qui est probablement vrai.

Avoir une image positive est un acquis. Et pas seulement une posture pour faire oublier le secret bancaire par exemple. Il est vrai aussi que la Suisse peut être perçue de l’extérieur comme un Etat égoïste, isolé et maximisant ses profits. La promotion de la paix sert aussi à redorer l’image.

Des pays contestent pourtant son rôle de nation médiatrice.

Il faut avouer que la concurrence est rude entre les pays hôtes capables de mener des pourparlers. Promouvoir la paix veut aussi dire soigner ses liens tout en pensant à ses propres intérêts.

En Suisse, cela relève également de l’image que le pays veut projeter et de la perception qu’il a de lui-même. La promotion de la paix est un fait acquis à gauche et à droite. Rien n’indique pourtant qu’on veuille y consacrer plus d’argent. Mais le concept séduit.

Reconnue pour sa neutralité, la Suisse peut-elle garder son statut de médiatrice dans un monde plus polarisé entre autocraties et démocraties?

Pour conserver ce rôle, la Suisse doit continuer de rester impartiale sans soutenir l’une ou l’autre partie au conflit. Mais elle doit aussi maintenant, autant dans la forme que dans le fond, mieux se positionner. Sans renier cependant la communauté et les valeurs occidentales auxquelles elle adhère.

De manière générale, disons que les belligérants n’apprécient guère les Etats neutres. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, la Russie se plaint des sanctions que lui inflige le monde occidental, la Suisse y compris. Quant à l’Ukraine, elle voudrait que Berne autorise l’exportation de munitions suisses stockées en Allemagne.

Le fait qu’un Etat neutre essuie de telles critiques est plutôt un bon signe. Mais lorsque le temps sera venu de conclure une paix en Ukraine, une Suisse qui souhaiterait endosser le rôle de faiseuse de paix devra prendre en considération les critiques qu’elle a dû essuyer au plus fort de la guerre. La Suisse n’est pas hors-course, mais elle doit se doter d’une diplomatie solide.

Qu’entendez-vous par là?

Le Conseil fédéral pourrait par exemple élaborer un contre-projet à l’initiative de l’Union démocratique du centre (UDC, droite dure), qui souhaite un renforcement de la neutralité. Datant de 1993, le dernier rapport sur cette question pourrait être affiné. Ce serait une action bénéfique pour l’image du gouvernement et sa crédibilité.

La Suisse doit mettre en valeur ce qui constitue sa valeur ajoutée, à savoir la promotion de la paix et la résolution de conflits. Mais la neutralité ne veut pas dire pour autant le désintérêt.

Ne serait-ce pas plutôt une tactique gouvernementale pour consolider le statu quo contre l’initiative de l’UDC qui, avec sa définition de la neutralité, veut fortement restreindre le cadre d’action?

Il s’agirait en définitive de bien plus qu’une manœuvre politicienne. Le Conseil fédéral prouverait à la population suisse, ainsi qu’aux pays étrangers, que la neutralité demeure la maxime de ce pays en matière de politique étrangère, et pour s’assurer la sécurité à l’intérieur. Une manière aussi de s’adapter aux temps modernes et à l’évolution de la situation en préservant les intérêts nationaux. Tout est lié.

En bref, la Suisse pourrait avoir une position lors d’un conflit et imposer des sanctions économiques en s’abstenant d’intervenir militairement. La neutralité fournit le cadre d’une telle politique.

Les armes continuent malheureusement de résonner en Ukraine. Plaideriez-vous pour une paix à tout prix pour mettre fin à ce conflit?

Le temps des négociations viendra lorsque les deux parties le décideront. Personne n’est capable aujourd’hui de contraindre ni le président russe Vladimir Poutine ni son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky.

Quant à la Suisse, elle a toujours fustigé et condamné toute violation du droit international. Peut-elle fournir dès lors des armes à un belligérant de manière indirecte? Des munitions basées en Allemagne? Voilà la question cruciale qui se pose.

Pour ma part, j’estime qu’elle a davantage de chances de contribuer à la paix en laissant son industrie de l’armement hors du champ, car on pourrait alors facilement la qualifier d’opportuniste.

Le conflit en Ukraine se conclura tôt ou tard par des négociations. Et je peux bien imaginer que la Suisse jouera encore un rôle en conservant sa singularité dans le concert des nations.

Traduit de l’allemand par Alain Meyer

Alain Meyer

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