«La diversité est essentielle pour améliorer l’intelligence collective en entreprise»
Dans le monde de la finance, les femmes dans des positions clés ne sont pas légion. Fiona Frick, directrice générale d’Unigestion, une société spécialisée dans la gestion d'actifs, fait donc figure d’exception. Rencontre à Genève avec cette cadre reconnue par ses pairs comme une des femmes les plus influentes de la finance européenne et qui se retirera de son poste à la fin de l'année.
swissinfo.ch: Vous avez gravi tous les échelons d’Unigestion alors qu’en France, votre pays d’origine, les meilleurs élèves des grandes écoles débutent leur carrière dans des postes très élevés. Quel est pour vous le meilleur modèle?
Fiona Frick: Je suis en faveur du mélange des profils. Dans notre domaine, les membres d’une équipe doivent être issus d’horizons très différents: diplômes d’ingénieur, études d’histoire, apprentissages, formations élitaires à la française, etc. Je suis convaincue que cette diversité est essentielle pour améliorer l’intelligence collective.
Le monde de la finance est encore très masculin. Avez-vous dû lutter pour faire votre place?
Le monde de la finance était très masculin mais il s’est diversifié au fil du temps et on trouve de plus en plus de directrices générales (CEO). Je n’ai jamais dû lutter pour me faire une place chez Unigestion car cette société et ses dirigeants ont toujours pris leurs décisions sur la base du mérite, de l’engagement envers l’entreprise et de l’enthousiasme au travail.
Il est intéressant de noter que – dans le monde de la finance et dans d’autres industries – le leadership a évolué avec la plus grande diversité dans les postes de direction générale. Il existe maintenant plusieurs types de leadership, notamment un style plus collaboratif et empathique qui donne le droit d’avoir des vulnérabilités.
La réputation de la finance n’est pas uniquement positive. En quoi votre travail vous procure-t-il du sens?
Malheureusement, la finance a encore une image généralement négative à cause des excès du passé. Dans ce contexte, j’aspire à expliquer le rôle positif de la finance pour la société, c’est-à-dire un point de rencontre entre des investisseurs qui ont besoin de rentes et l’économie qui a besoin de capitaux. Dans une période où le défi climatique est énorme, la finance pourra démontrer son utilité en permettant d’allouer des capitaux à des projets essentiels pour l’humanité et rentables pour nos clients.
Unigestion emploie près de 200 personnes et gère plus de 19 milliards de dollars d’actifs. Vous indiquez par ailleurs servir 427 clients. Quelle est la typologie et la répartition géographique de cette clientèle?
95% de notre clientèle est institutionnelle, principalement constituée de fonds de pension, de sociétés d’assurance et d’établissements financiers; des familles fortunées complètent cette clientèle. Géographiquement, 13% de notre clientèle est basée en Suisse alors que 60% se trouvent dans d’autres pays européens (Royaume-Uni compris); le reste est localisé en Amérique du Nord (20%) et sur d’autres continents.
Unigestion s’affiche comme une société de gestion d’actifs «indépendante». Mais de quoi êtes-vous indépendants?
Nous nous considérons comme indépendants car nous ne sommes pas cotés en Bourse et parce que notre structure actionnariale est originale: notre propriétaire principal (environ 55%) est la fondation d’utilité publique Famsa, créée par Bernard Sabrier, fondateur et président d’Unigestion. Un peu moins d’un quart de notre entreprise est détenu par une trentaine de salariés tandis qu’une proportion similaire est aux mains de quelques partenaires institutionnels.
Grâce à cet actionnariat, nous pouvons avoir une vision à long terme et nous ne sommes pas soumis aux pressions à court terme de la Bourse. C’est spécialement important car, dans notre métier, les cycles sont longs et l’acquisition de la clientèle dure entre 18 et 24 mois. Finalement, nos collègues apprécient pleinement les buts philanthropiques de Famsa.
Vous disposez d’une présence internationale avec dix bureaux en Europe, en Amérique du Nord et en Asie. Quels sont les rôles de ces bureaux?
Tous nos bureaux à l’étranger remplissent deux fonctions: d’une part, ils sont des centres de gestion et hébergent donc des analystes financiers et des gérants de portefeuille. D’autre part, ces bureaux sont responsables – au niveau local – des relations avec notre clientèle.
La recherche fait partie de l’ADN d’Unigestion. De quelle manière collaborez-vous avec le monde académique?
Je dirais même que la recherche d’aujourd’hui est la performance de demain. Dans ce contexte, la création de ponts entre la finance appliquée et la recherche académique revêt une importance particulière. Concrètement, nous travaillons avec des étudiants de master ou de doctorat dans le cadre de leurs mémoires de fin d’études. Nous nous mettons d’accord sur des sujets d’intérêt commun, par exemple l’apport du machine learning dans la gestion des investissements. Il n’est pas rare que nous engagions ces étudiants une fois leurs études terminées. En outre, nous organisons des conférences à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et à l’Imperial College de Londres.
En matière de gestion quantitative du risque, faites-vous davantage confiance aux modèles mathématiques ou au jugement humain?
Aux deux ensemble. Les modèles mathématiques sont très utiles pour traiter une grande quantité de données sur la base d’expériences du passé. En revanche, le jugement humain est nécessaire pour se projeter dans le futur et pour intégrer de nouvelles donnes, par exemple une pandémie ou une guerre en Ukraine.
Pour faire des bons investissements, est-ce qu’un accès privilégié aux dirigeants d’entreprises est également essentiel?
Il est très important de combiner l’analyse des rapports et des chiffres avec le maintien d’un dialogue avec les dirigeants d’entreprises. Il importe par exemple de rester très attentif aux commentaires de ces dirigeants concernant le futur. Naturellement, les échanges d’informations privilégiées sont à proscrire absolument étant donné leur caractère illicite.
Lorsque vous investissez dans une entreprise, visez-vous un seuil minimal de participation, par exemple pour avoir une réelle influence sur les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG)?
En fait, nous tablons avons tout sur l’engagement collectif. Par exemple, nous sommes partie prenante de «ClimateAction 100+ ». Le but de cette initiative – menée par une multitude d’investisseurs – est de s’assurer que les plus grandes entreprises émettrices de gaz à effet de serre prennent les mesures nécessaires pour lutter contre le changement climatique. C’est seulement en adoptant des positions communes et en unissant nos forces que nous pouvons avoir un réel impact.
Pour quelles raisons avez-vous annoncé récemment votre démission de votre poste de directrice générale?
Après avoir consacré 32 ans à Unigestion, j’avais envie de me donner le temps de poursuivre d’autres intérêts professionnels qui me tiennent à cœur depuis un certain temps.
Quels sont vos plans pour le futur?
J’ai toujours apprécié mes échanges avec nos clients institutionnels au sujet de l’environnement macro-économique et de leur impact sur les marchés financiers et sur les allocations d’actifs. En outre, depuis une vingtaine d’années, je me passionne pour la contribution potentielle de la finance sur la durabilité et une transition énergétique plus vertueuse pour notre environnement. Ainsi, ma future activité sera axée sur des missions – en tant que membre de conseil d’administration et consultante – sur les questions d’allocation des investissements et de durabilité. Finalement, je souhaite aussi consacrer du temps à créer des passerelles entre l’industrie financière, la durabilité et le monde universitaire.
Âgée de 55 ans, Fiona Frick est titulaire d’une maîtrise en administration des affaires de l’Institut supérieur de gestion de Paris ainsi que d’une licence en littérature et philosophie de l’Université de Dijon. Elle a également suivi plusieurs formations pour cadres à l’IMD de Lausanne.
Fiona Frick a débuté sa carrière en tant qu’analyste fondamentale chez Unigestion. Vingt ans plus tard, en 2011, elle a été nommée directrice générale (CEO) de cette même société basée à Genève depuis sa fondation en 1971. Elle commente fréquemment les marchés financiers pour Bloomberg TV et CNBC et intervient régulièrement dans le cadre de conférences internationales.
Texte relu et vérifié par Samuel Jaberg
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