Le libre-échange entre la Suisse et l’Inde critiqué
Pour les ONG, l'accord de libre-échange entre la Suisse et l'Inde ne profite pas aux pauvres. Ne nécessitant pas l'aval du Parlement indien, il serait négocié dans l'opacité la plus totale. Péril en la plus grande démocratie du monde?
Remettre le protectionnisme sur la table? C’est le souhait de Smitu Kothari, de l’ONG indienne Intercultural Resources.
«La crise financière actuelle sonne un réveil brutal pour tous ceux qui continuent à défendre le libéralisme! Pourtant, si l’Inde a été épargnée par la crise, c’est parce que le gouvernement a gardé un minimum de règles» a-t-il affirmé, cette semaine, lors d’une réunion organisée à Berne par Alliance Sud et la Déclaration de Berne.
Une date qui ne doit rien au hasard. «Nous avons voulu amener le point de vue de la société civile indienne sur l’accord de libre-échange avec l’AELE [Association économique de libre échange, qui comprend la Suisse, la Norvège, le Liechtenstein et l’Islande] dont les négociations ont commencé hier à Delhi», explique Peter Niggli, directeur de la coalition d’ONG suisses Alliance Sud.
«Au sein de l’AELE, c’est surtout la Suisse qui pousse pour la conclusion d’accords de libre-échange avec les pays émergents», renchérit Thomas Braunschweig, de la Déclaration de Berne. «Pourtant, avec 370 millions de personnes en situation d’extrême pauvreté – un Indien sur trois vit avec moins de 1 dollar par jour – l’Inde est toujours un pays en développement.» Toute la question est là: à qui profite cet accord de libre-échange?
Le Mouvement des non-alignés
Pour les ONG, en tout cas pas aux pauvres, à commencer par les paysans. La société civile indienne s’inquiète de la prolifération de ces accords [d’autres sont prévus avec l’Union européenne et les Etats-Unis].
«Depuis l’indépendance, l’Inde a toujours défendu des valeurs différentes – la parité, l’équité, la durabilité écologique, note Kothari. Le Mouvement des non-alignés, dont nous avons été les co-initiateurs, insistait sur la protection des communautés vulnérables. Mais depuis dix ans, les inégalités ont augmenté. 77% de la population vit avec moins de 60 centimes par jour. Et 70% des Indiens sont toujours «éco-dépendants»: leur survie dépend de la terre, des forêts et des mers. Dans l’Etat de l’Andra Pradesh, 80% des paysans sont endettés et 150’000 se sont déjà suicidés.»
En revanche, il est clair que la classe moyenne a largement profité de l’ouverture économique: aujourd’hui, elle compte 300 – 350 millions de personnes. Mais les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. «Je ne suis pas contre le commerce, mais il faut qu’il profite à tout le monde», assure Smitu Kothari.
Manque de démocratie et de transparence
Pour cela, il faudrait que la machine démocratique fonctionne. «Les accords de libre-échange ne sont ni négociés, ni ratifiés par le parlement. Pourtant, même les élus locaux devraient y être impliqués. Nous devons élargir le débat public aux exclus de la libéralisation. L’Inde a atteint un grave déficit démocratique.»
Le directeur d’Intercultural Resources préconise des échanges équitables, avec un transfert de technologies et de ressources. «La Suisse a beaucoup de points forts et de nombreux secteurs ont besoin de son expertise: il faut moderniser l’industrie laitière; renforcer le secteur pharmaceutique; améliorer la rentabilité des sols. Et la Suisse doit soutenir les forces démocratiques indiennes. Or, la démocratie s’est affaiblie car presque tous les partis sont en faveur du libéralisme. De l’autre côté, la société civile compte des milliers d’organisations, très vivaces, mais fragmentées. Elles doivent apprendre à joindre leurs forces.»
Points de vue suisses
Les milieux économiques suisses voient les choses différemment: «Ce n’est pas la Suisse qui a décidé de négocier le libre-échange avec l’Inde, se défend Maurizio Cerratti, chef suppléant au SECO. Les deux parties étaient convaincues que le bénéfice était réciproque. Le Conseil fédéral estime que le libre-échange contribue au développement économique et à la promotion de l’emploi, pas seulement en Suisse, mais aussi dans le pays partenaire».
Et Maurizio Cerratti de préciser que: «L’Inde a atteint un niveau de développement qui lui permet de passer à une autre forme de coopération. Et en Suisse cet accord est négocié en toute transparence: le parlement et les associations intéressées sont régulièrement consultées. Pour l’heure, il n’y a pas d’évidence d’un impact négatif de ce genre d’accord sur des pays similaires.»
David Kadam, directeur de Swissaid en Inde, n’est pas d’accord. «Les petits paysans ne sont pas conscients de ce qui se passe. Les médias n’ont pas réussi à créer le débat et à former l’opinion publique sur l’agriculture et le commerce. Swissaid a une forte présence dans l’Etat du Maharastra. Nous avons lancé des consultations avec les organisations paysannes, des experts en commerce et les médias. C’est un effort pionnier. A ce jour, rien de tel n’a jamais été fait en Inde.»
swissinfo, Isolda Agazzi/Infosud
Outre l’AELE et l’accord de libre-échange avec l’UE, 16 accords de libre-échange sont actuellement en vigueur entre la Suisse et des pays hors Union européenne.
D’autres sont en phase de négociation. La plupart sont conclus conjointement avec les autres membres de l’AELE.
Le SECO estime qu’ils permettent aux entreprises suisses d’avoir accès à des marchés sur une base stable, contractuelle et non discriminatoire.
Ils concernent les pays de l’Est, les pays du bassin méditerranéen et, à l’échelle mondiale, les pays suivants : le Mexique, Singapour, la Corée du Sud, l’Union douanière de l’Afrique australe (Afrique du Sud, Botswana, Lesotho, Namibie et Swaziland), le Canada, la Thaïlande, le Conseil de Coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Katar, Bahreïn, Koweït, Oman et Emirats Arabes Unis), le Japon, la Colombie, le Pérou, l’Indonésie, l’Inde, la Chine et les Etats-Unis.
Cette ONG basée à Lausanne reproche à l’accord avec l’Inde:
1. Des points de départ très inégaux. L’accord réduira la marge de manœuvre de l’Inde pour protéger son industrie naissante;
2. Son manque de cohérence avec les objectifs de la coopération suisse au développement;
3. Le manque de transparence et de processus démocratique, même en Suisse, où l’ONG considère que c’est surtout le secteur privé qui est consulté ;
4. Le risque pour le système multilatéral: les accords bilatéraux vont encore plus loin que ceux négociés à l’OMC;
5. Le danger que représentent les droits de propriété intellectuelle pour les semences et l’accès aux médicaments génériques ;
6. La ruine des petites banques indiennes par la libéralisation du marché financier, surtout en zone rurale
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