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La paix syrienne introuvable à Astana ou comment éterniser le conflit en Syrie

Souhail Belhadj

L'avenir de la Syrie dépend autant de la recherche d'un compromis constitutionnel sous l'égide des Nations Unies à Genève que de la création des conditions politiques nécessaires à l'emergence d'un partage de pouvoir, estime Souhail Belhadj, spécialiste de la géopolitique du Moyen-Orient. 

Les pourparlers de paix d’Astana au Khazakstan qui visent à trouver une solution pacifique au conflit syrien sont «prometteurs», déclarait en 2017 l’envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie, Staffan de Mistura, au Conseil de sécurité à New York. Mais «prometteurs» signifie également «celui ou celle qui promet légèrement, ou sans intention de tenir sa promesse».

Effectivement, le 15e round des pourparlers syriens qui a eu lieu les 16-17 février 2021, cette fois-ci à Sotchi, en Russie, au lieu d’Astana, ne tient toujours pas ses promesses. En dépit des déclarations consensuelles de ses trois parrains, Russie-Iran-Turquie, le processus d’Astana ne fait qu’éterniser le conflit syrien au lieu d’y mettre un terme.

Souhail BELHADJ-KLAZ est docteur de l’Institut d’études politiques de Paris et chercheur au Center on Conflict, Development and Peacebuilding (CCDP) à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève (IHEID). Il a consacré vingt années de recherches à la politique en Syrie, en Tunisie et plus généralement à la géopolitique du Maghreb et du Moyen-Orient. Il est l’auteur du livre La Syrie de Bashar al-Asad. Anatomie d’un régime autoritaire publié en 2013 aux Éditions Belin. 

Ce prolongement du conflit depuis quatre ans a un coût dévastateur: ces quatre dernières années, environ 73’000 personnes sont mortes en Syrie, et parmi elles 34% de civils et au moins 55 docteurs et soignants; plus de 6 millions de déplacés internes ne sont toujours pas retournés chez eux; à ces déplacés s’ajoutent plus de 6 millions de réfugiés à l’étranger. Et pour les syriens qui ont pu retourner chez eux depuis 2017, plus de la moitié n’ont pas d’accès direct à l’eau ou aux services de santé. Enfin, depuis 2019, ce sont 2,4 millions d’enfants qui ne vont plus à l’école en Syrie.

Le processus de paix d’Astana n’améliore donc pas le présent de la Syrie. Mais dessine-t-il au moins un avenir? La réponse est non car les négociations piétinent sur les questions à régler qui fondent le principe même des pourparlers: un consensus autour d’un nouveau texte constitutionnel à faire promulguer; la tenue d’élections libres dans la foulée; des échanges de prisonniers entre le régime syrien et l’opposition.

Bien que l’intensité du conflit armé ait baissé depuis l’engagement du processus d’Astana, l’aide que reçoit la Syrie sert avant tout à traiter des situations humanitaires d’urgence et non pas à entamer la reconstruction. Pourtant, il faut remettre en état de marche des infrastructures économiques et de services à la population en ruine. De même, les enfants doivent retourner à l’école et les étudiants à l’université. Enfin, il faut reloger des millions de Syriens et leur garantir la paix et la sécurité dans leurs localités.

Le pouvoir en place est-il en mesure de reconstruire le pays et la nation syrienne? Certainement non, il n’en possède ni la volonté, ni les moyens, ni la légitimité. Et comment pourrait-il y parvenir quand le territoire et la souveraineté syriennes, éléments de base pour reformer une nation indépendante, sont toujours en morceaux? Les trois puissances régionales russe, iranienne et turque sont présentes militairement sur le territoire et influencent directement le cours du conflit. Le pouvoir de Bachar el-Assad est militairement contesté à Idlib par le mouvement jihadiste Hayat Tahrir al-Sham et il subit une guérilla dans la région de Dara’, foyer du soulèvement populaire de 2011.

C’est parce que le régime de Bachar el-Assad est tout sauf un régime d’avenir que les pourparlers de paix actuels sont si importants. Alors pourquoi les pourparlers d’Astana n’ont-ils toujours pas permis depuis quatre ans de créer les conditions d’une sortie du conflit, mais au contraire de prolonger ce statu quo mortifère?

La raison en est simple: plus le temps passe sans solution politique viable en Syrie, et donc sans projet opérationnel pour recouvrer une souveraineté nationale, et mieux ce temps est utilisé par les parrains d’Astana pour asseoir durablement leur influence au cœur du jeu régional moyen-oriental et servir leurs intérêts stratégiques. Chacun peut déjà constater sur le terrain syrien l’efficacité de ce calcul: installation de bases militaires, surveillance des frontières et endiguement des poussées autonomistes kurdes; zones privilégiées d’investissement économique, renforcement de l’influence politique et stratégique sur le Liban voisin.

L’intérêt direct des parrains d’Astana à la prolongation d’interminables tractations en Syrie est redoublé par le fait qu’il s’opère à peu de frais diplomatiques et politiques. En effet, les États-Unis, l’Union Européenne, la France, l’Angleterre, ainsi que l’Arabie Saoudite ne sont plus une entrave à l’emprise russo-irano-turque sur la future «paix syrienne». Plus le temps passe et plus cette future «paix syrienne» ressemble à un maintien durable au pouvoir de Bachar el-Assad, donc à un avenir compromis pour la Syrie. Et c’est encore au nom d’un calcul coût/avantage que le choix des parrains d’Astana s’opère. Il est en effet moins coûteux de soutenir un régime en place et son État central plutôt que de renforcer considérablement les moyens d’une opposition non unifiée et d’accroître les capacités d’un groupe armé jihadiste enclavé à Idlib, de surcroît si ce groupe figure sur la liste des organisations terroristes du Conseil de sécurité de l’ONU et des États-Unis.    

Que faire face à cet équilibre des forces qui favorise la «paix introuvable» en Syrie?

La Syrie étant un pays pivot du jeu stratégique moyen-oriental depuis au moins quarante ans, l’enjeu de son avenir géopolitique dépasse les acteurs régionaux. Seul un accord passé entre les deux grandes puissances militaires et diplomatiques mondiales, à savoir les États-Unis et la Russie, peut garantir une solution politique au conflit syrien. Cette solution ne peut consister à maintenir au pouvoir un régime qui rend impossible la reconstruction de la nation et de la souveraineté syrienne. La renégociation par les États-Unis des termes du compromis passé avec la Russie en 2016 sur le règlement du conflit syrien est donc une urgence. Le réengagement américain entraînera de manière quasi mécanique un rééquilibrage des forces en faveur d’un élargissement du «format d’Astana». Les Nations Unies et l’Union Européenne pourraient dès lors permettre à l’opposition syrienne de rééquilibrer sa position dans les négociations avec le régime syrien.

L’avenir de la Syrie dépend autant de la recherche d’un compromis constitutionnel sous l’égide des Nations Unies à Genève que de la création des conditions politiques pour qu’un partage du pouvoir existe. Jusqu’à présent, en effet, aucune réforme entreprise depuis cinquante ans n’a jamais permis de transformer les structures de l’État et du régime syrien. Plus que jamais en Syrie, le noyau sécuritaire du régime est autonome de l’État, et l’État lui-même n’est plus contrôlé par le parti Baath. Ce parti, bien qu’hégémonique et autoritaire, était au moins représentatif d’une certaine pluralité sociale syrienne. Le pouvoir syrien se résume donc à ce noyau sécuritaire qui a prouvé qu’il n’était prêt à aucun compromis sérieux. Alors pourquoi prolonger encore le format actuel d’Astana qui promet une paix sans avenir en Syrie?

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