Ports francs, les coffre-forts des supers riches
Les personnes les plus fortunées de la planète entreposent de plus en plus d’œuvres d’art dans les ports francs helvétiques. Discrets, ces bâtiments permettent d’éviter de payer certains impôts. Un rapport dénonce les dangers qu’ils présentent.
Le bâtiment n’a l’air de rien. Hormis le passage régulier des camions de livraison, rien ne laisse présager que quelque chose se trame à l’intérieur de cet édifice gris. Et pourtant, l’entrepôt industriel de six étages, situé au sud-ouest de Genève, cache un sacré butin: une myriade d’œuvres d’art et d’autres biens précieux valant plusieurs milliards de francs suisses. Les ports francs de GenèveLien externe abriteraient près de 1,2 millions d’œuvres d’art, selon la revue spécialisée Connaissances des Arts.
Dans son antenne de La Praille, on trouverait aussi la plus grande cave à vin de monde, selon ses dirigeants. Près de trois millions de bouteilles grands crus, principalement des Bordeaux, dorment paisiblement dans des caisses en bois dans les sous-sols du bâtiment, prenant lentement de l’âge et gagnant en valeur année après année.
Répartis sur deux différents sites – le second est situé à l’aéroport de Genève – les ports francs disposent d’une surface de stockage équivalente à 22 terrains de football, dont la grande majorité est déjà louée. Les musées, les collectionneurs privés et les investisseurs sont tellement friands de ces entrepôts de luxe, que les ports francs de Genève ont ouvert un nouvel espace high-tech de 10’440 m2 uniquement dédié aux œuvres d’art en mai à La Praille. Celui-ci est déjà presque complet. Les ports francs vont célébrer cette année leur 125e anniversaire.
«Les entrepôts de Genève présentent beaucoup d’avantages», dit Jean-Rene Saillard, le directeur des ventes pour le British Fine Art Fund Goup. Sa société entrepose la plupart de sa collection dans les locaux de La Praille. Il exporte, vend, prête ou restaure ses œuvres depuis les locaux genevois. «Les ports francs sont vieux et pas très glamour, dit-il. Mais on ne s’y rend que pour regarder des œuvres. On s’en fiche donc de l’état du lieu tant que la lumière est correcte et que l’endroit est sûr. Ces entrepôts sont pratiques, bien placés et rassurants. On aime aussi la discrétion que procure l’endroit.»
Avantages pécuniaires
Mais Jean-Rene Saillard évite de parler des avantages financiers de l’endroit. Historiquement, les ports francs avaient été créés pour entreposer temporairement des matières premières comme du blé. Plus tard, ils hébergeaient des biens manufacturés en transit. Mais, depuis quelques années, ces entrepôts ont été de plus en plus fréquemment utilisés comme des espaces de stockage permanents pour les collectionneurs. Le terme «franc» fait ainsi référence à l’annulation de toute taxe douanière ou impôt sur les produits stockés.
Les biens peuvent y être entreposés pour une période de temps illimitée, et ceci, à un coût minime. Un tableau peut ainsi être envoyé à Genève et rester dans un entrepôt pendant des années, sans que son propriétaire n’ait besoin de payer des impôts. L’œuvre n’est taxée qu’au moment où elle atteint sa destination finale. Et, si une sculpture est vendue au port franc, son propriétaire ne paie pas de taxe sur la transaction.
«Les biens sont évalués et taxés au moment où ils quittent nos entrepôts, explique Christine Sayegh, la Présidente des Ports Francs de Genève. Nos locataires ne tirent pas de bénéfices financiers particuliers de nos services.» Le fait que les gens y aient déposé leur fortune pour éviter de payer des impôts ne serait qu’un mythe, selon elle.
Mais, pour le canton de Genève, principal propriétaire de l’endroit, les ports francs sont d’une importance pécuniaire capitale: les entrepôts permettraient à l’Etat de gagner entre 10 et 12 millions de francs par année.
L’arrivée de nouveaux ports francs
Singapour a inauguré son premier port franc en mai 2010. Le bâtiment de quatre étages dispose de 25’000 m2 d’espace de stockage, dont 40% est occupé par le Fine Art Storage Services de Christie’s.
Le Luxembourg devrait voir son premier port franc ouvrir le 17 septembre 2014. Il mesurera 20’000 m2.
Pékin va créer son premier port franc en 2015; un autre pourrait aussi ouvrir ses portes à Shanghai dans les prochaines années.
Plusieurs Suisses sont impliqués dans le développement des ports francs autour du monde. Parmi ceux-ci figure Yves Bouvier, le plus grand actionnaire des ports francs de Genève. Sa firme Natural Le Coultre est la plus grande compagnie de déplacement et d’entreposage d’œuvres d’art. Il est le principal actionnaire et promoteur du port franc du Luxembourg, le plus grand actionnaire de celui de Singapour et agit comme consultant sur le projet de Pékin.
Les architectes suisses Carmelo Stendardo et Bénedicte Montat, de l’atelier d’architecture 3BM3, ont réalisé l’expansion genevoise ainsi que les ports francs de Singapour et du Luxembourg.
Un danger pour la réputation helvétique
Malgré le succès économique des ports francs, un rapportLien externe publié en avril par le Contrôle fédéral des finances remet en cause l’existence des dix ports francs suisses et leurs 245 zones franches. Le rapport tire la sonnette d’alarme: ces endroits pourraient être employés de façon frauduleuse. Certaines personnes les utiliseraient ainsi à des fins d’optimisation fiscale ou pour contourner les lois sur les biens culturels, les matériels de guerres, les médicaments ou le commerce de diamants bruts.
«Les ports francs, comme le secret bancaire, peuvent porter atteinte à la réputation de la Suisse, avertit Eric-Serge Jeannet, le directeur adjoint du Contrôle Fédéral des Finances. Très clairement, on ne peut pas accuser tout le monde. Mais on ne peut pas ignorer le fait que certaines personnes utilisent ces espaces pour éviter de payer leurs impôts.» De leur côté, les représentants des ports francs affirment respecter la loi et choisir leurs clients avec précaution.
Mais ces entrepôts – qui ont le statut d’agence immobilière – n’ont aucune obligation de connaître le contenu précis des objets entreposés chez eux. Ils ne connaissent que la nature générale des produits qui entrent et sortent de leurs bâtiments. Les vérifications détaillées des inventaires ne sont réalisées que par les douaniers suisses basés aux ports francs.
«Il pourrait potentiellement y avoir des abus, dit Pierre Maudet, le ministre cantonal genevois de l’économie et de la sécurité. Il ne faut pas le nier. Mais ces dangers ne sont pas encore devenus réalité. Les mesures que nous avons mises en place empêchent les dérapages.» Le politicien estime néanmoins que le rapport du Contrôle fédéral des finances est exagéré: «Parler d’optimisation fiscale, c’est aller trop loin. On est assez proche du fantasme.»
Eric-Serge Jeannet n’est pas d’accord. Pour lui, les ports francs restent dangereux: «Ils mettent à disposition un service de stockage, mais ils ne sont pas responsables de ce qui se passe à l’intérieur.»
Régler le problème
Les différentes zones franches de la planète sont surveillées par plusieurs organisations. En 2010, le Groupe d’action financière (GAFI), un organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d’argent basé à Paris, a dénoncé le rôle des ports francs. Dans un de ses récents rapports, le groupe explique que ces entrepôts faciliteraient le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme à cause d’un flagrant manque de surveillance.
Les auteurs du rapport du Contrôle fédéral des finances sont principalement préoccupés par les contrôles des douaniers. «Les dirigeants des ports francs disent que les agents de douane viennent souvent dans leurs entrepôts, dit Eric-Serge Jeannet. Mais leur présence ne garantit pas l’efficacité des contrôles. Le fait qu’ils soient là ne veut pas dire que les contrôles sont efficaces.»
L’Administration fédérale des douanes, de son côté, défend son travail: «Les vérifications dans les ports francs sont réalisées sur la base d’une analyse du risque, dit Walter Pavel, le porte-parole de l’Administration fédérale des douanes. Nous cherchons à allouer nos ressources de la manière la plus rationnelle possible.»
Mais son bureau ne prend pas les révélations du rapport du Contrôle fédéral des finances à la légère. «Notre bureau prend ses recommandations très sérieusement, explique Walter Pavel. Nous sommes déjà en train de réfléchir quelles suites donner à ces constats. Les inventaires vont être mieux contrôlés, c’est sûr.»
Les ultra-riches
L’augmentation du nombre de personnes fortunées dans les pays émergents, ainsi que l’accroissement des investissements dans les objets d’art annonce des jours dorés pour les ports francs.
Selon des analystes de Wealth-X, une société d’intelligence économique, le nombre d’individus disposant d’une fortune de plus de 30 millions de dollars (nommés ‘ultra high net Worth individuals’ ou UNHW en anglais, ou littéralement ‘individus au patrimoine net très important’) a atteint le record absolu de 199’235 personnes pour une somme agrégée de 27,8 milliards de dollars. Dans les cinq prochaines années, l’Asie devrait héberger encore plus de personnes ultra riches que l’Europe ou les Etats-Unis.
La Suisse compte au total 6’330 personnes disposant d’un capital de plus de 30 millions de dollars – il s’agit du troisième pays avec le plus de UNHW en Europe, derrière l’Allemagne et l’Angleterre. Avec 7,9 personnes disposant d’un tel capital par 10’000 habitants, la Suisse a une plus grande densité d’individus fortunés que n’importe quel autre pays sur la planète.
Scandales continus
Pourtant, d’autres enquêtes et scandales avaient déjà mis en lumière les risques que représentent les ports francs. En 1995, Genève s’était retrouvée emmêlée au cœur d’un réseau international de vols d’antiquités liées au Musée Getty à Los Angeles. En 2003, les douaniers suisses avaient retrouvé près de 200 trésors archéologiques égyptiens, dont deux momies, dans les ports francs genevois.
Le gouvernement suisse avait alors cherché à rétablir l’ordre dans les ports francs et resserré les lois sur le blanchiment d’argent et le transfert de biens culturels. Les objets stockés dans les ports francs ont ainsi été soumis aux mêmes normes que celles des importations classiques. Le nom du propriétaire, l’origine et la valeur des produits importés doivent maintenant aussi être révélés. Depuis 2009, le droit suisse exige en outre un inventaire complet des biens transférés.
Pourtant, les scandales continuent à éclater. En 2010, un sarcophage romain a été découvert par les douanes helvétiques. Celui-ci aurait été pillé sur un site archéologique au sud de la Turquie.
«Lorsque quelqu’un veut contourner la loi, il trouvera toujours un moyen de le faire, constate Eric-Serge Jeannet. Nous disposons du processus de Kimberley pour certifier les diamants. Les nouveaux contrôles vont-ils nous permettre d’empêcher tous les cas de fraude? Je ne le crois pas.»
Son bureau a ainsi émis une série de recommandations pour améliorer les contrôles aux ports francs et dans les zones franches helvétiques. Le Conseil fédéral doit présenter une nouvelle stratégie globale d’ici fin 2015.
(Traduction de l’anglais: Clément Bürge)
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