Un petit morceau de Suisse en Ukraine, qui produit de grands effets
On trouve de la documentation frappée du drapeau helvétique jusque dans les plus petits villages d’Ukraine. Le travail sur la décentralisation entrepris depuis 2006 dans ce pays par la Suisse a pris une nouvelle dimension avec le conflit dans l’est ukrainien.
Nova Borova se situe à quelque 200 kilomètres de la capitale ukrainienne Kiev. Le village compte un peu plus de 5000 habitants, et une caserne de pompiers resplendissante. Son responsable administratif montre une vidéo sur son smartphone avec l’air réjoui d’un enfant qui ouvre ses cadeaux. Un camion de pompiers moderne s’y pavane. Sur son bureau, un épais classeur affiche l’écusson suisse.
De son office, Hyrhorii Rudiuk nous mène à la caserne. Là aussi, un document à l’écusson helvétique trône parmi la presse locale. Il fait un aveu, il est un grand fan de la décentralisation. Grâce à elle son village a obtenu non seulement ce nouveau camion de pompiers, mais aussi la réfection d’une école, et il a des dizaines de projets prêts à être financés.
Hyrhorii Rudiuk a même l’intention de suivre l’école d’administration locale, d’autonomie gouvernementale. Elle est mise en place par la DESPROLien externe, un programme suisse et ukrainien de support à la décentralisation. Cet enseignement doit permettre aux responsables locaux et régionaux ukrainiens de se familiariser avec le principe de la décentralisation du pouvoir. DESPRO pour «Decentralization Support Project», un projet né en 2006.
La décentralisation, outil de paix
Neuf ans plus tôt, en 1997, le gouvernement ukrainien avait signé la Charte européenne de l’autonomie locale. Un engagement à transférer des responsabilités aux autorités locales qui a eu beaucoup de peine à se concrétiser. La formation des responsables locaux et régionaux n’est qu’une partie des activités de DESPRO, et DESPRO n’est qu’une partie des activités développées par la Suisse en UkraineLien externe. Le budget alloué par la Confédération à l’aide à l’Ukraine est de 99 millions de francs pour la période 2015-218, un montant bien supérieur à ce qui a été déboursé les années précédentes dans la coopération avec ce pays.
Décentralisation à l’ukrainienne
Depuis l’adoption par le parlement ukrainien de la loi sur la décentralisation le 1er octobre 2015, la distribution d’argent aux régions a été un peu simplifiée, mais la logique n’a pas changé. Chaque communauté doit passer par une longue procédure pour chacun des projets qu’elle souhaite financer. Tous les détails doivent être discutés et acceptés au niveau supérieur de l’administration régionale avant de prendre la direction du gouvernement à Kiev pour approbation.
Autre changement, l’Etat central va laisser les nouvelles communautés gagner elles-mêmes de l’argent. Elles pourront chercher des sources de revenus propres, tenter d’attirer des investisseurs, et 60% de ces revenus pourront rester au niveau local plutôt qu’être versés à l’Etat. Et selon la loi sur la décentralisation, ces bénéfices devront être attribués à tous les villages qui font partie de la communauté territoriale en fonction de priorités déterminées par les habitants. Mais près de 500 lois doivent encore être changées et votées avant que le texte sur la décentralisation puisse être totalement opérationnel.
Si la Suisse vise quatre principaux secteurs d’entraide, il en est effectivement un qui apparaît aujourd’hui en tête ou presque des agendas des deux pays, la décentralisation. Première priorité pour Berne, troisième pour Kiev théoriquement derrière la lutte contre la corruption et la réforme de la justice selon un plan d’action prévu jusqu’à 2020. Reconnue pour son expérience et ses compétences en matière de décentralisation, la Suisse a fourni des experts en la matière pour l’élaboration en cours des nouvelles lois ukrainiennes.
Avec le conflit qui a éclaté dans l’est de l’Ukraine, le processus de décentralisation a pris une tout autre importance. L’implémentation d’une forme de délégation des pouvoirs au niveau régional fait partie intégrante des accords de paix signés à Minsk en septembre 2014 puis en février 2015. Les réformes en la matière qui n’avançaient guère ont dû être accélérées. La décentralisation n’est plus seulement un outil de meilleure gouvernance, de plus grande implication citoyenne, d’amélioration des conditions de vie en milieu rural surtout. Elle devient un outil de paix.
Une réforme très sensible
Avec le travail de terrain fait depuis 2006 en la matière, la Suisse s’est trouvée en bonne position pour poursuivre ce chantier de la décentralisation. Mais son ampleur a évidemment changé. De projets ponctuels, le processus s’est transformé en «vague de fond» comme le résume Barbara Böni, cheffe de division des pays de la CEI (Communauté des Etats Indépendants), en charge de l’Ukraine pour la Coopération Suisse (DDC). Aujourd’hui, la Coopération suisse vient en appui au Conseil de l’Europe, chargé de la mise en œuvre effective de l’aide à la décentralisation. Elle fournit experts et formations.
Le processus avance à un rythme très politique. Le conflit, qui a accéléré dans un premier temps l’application de la décentralisation, est aussi ce qui le ralentit aujourd’hui. Décentraliser dans le Donbass, la région de l’est en guerre, prend un tout autre sens que décentraliser dans les autres régions du pays. Le parlement discute actuellement de voter les lois sur la décentralisation en excluant leur application pour cette partie du pays. Dans ce domaine, évidemment la Suisse n’intervient pas, «une situation de blocage que nous observons», résume Barbara Böni.
Une vieille revendication
L’enthousiasme de Hyrhorri Rudiuk est une illustration de l’intérêt des Ukrainiens pour une décentralisation. De Lviv à Lughansk, d’ouest en est du pays, bien avant le conflit de 2014, la revendication sur laquelle citoyens et responsables locaux et régionaux des deux bouts du pays s’entendaient était une demande de délégation des pouvoirs du centre vers les régions. Aujourd’hui le processus est en cours, avec quelques tensions politiques liées au contexte actuel et de nombreuses lois sur le sujet qui ne sont pas encore votées au parlement ukrainien. Mais les premiers effets se font sentir.
Cet article a été rédigé avec des journalistes ukrainiens dans le cadre d’un projet de la Fondation Hirondelle. Depuis 1995, cette fondation suisse crée ou soutient des médias d’information généralistes, indépendants et citoyens, dans des zones de guerre, des situations de crise endémique, des situations de post-conflit ou toute autre situation où le droit à l’information est bafoué www.hirondelle.orgLien externe. Un site spécial est dédié à l’opération.
Avec la décentralisation, l’argent arrive enfin dans les «régions oubliées par Dieu». Peter Kosachevych réclamait depuis 25 ans un financement à l’Etat pour réparer des routes «dont à Kiev on ignorait l’existence». Il a enfin obtenu des fonds grâce à la décentralisation.
Honoré du titre de «travailleur pour la culture ukrainienne», président du Congrès mondial des Boyko – une ethnie de la région – Peter Kosachevych vit dans le village de Turka, à 135 kilomètres à l’ouest de Lviv, dans les premiers contreforts montagneux des Carpates. La route d’accès au village sera achevée d’ici la fin de l’année. A 68 ans, Peter Kosachevych n’aura pas attendu si longtemps pour rien. Il espère que le monde puisse redécouvrir la culture Boyko. Leur prochain festival mondial se tiendra en 2017 à Turka. Selon lui, un accès facilité grâce à une route flambant neuve devrait aider à attirer les foules.
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