Des valeurs bien conservées

Petit contenant métallique anodin, la boîte de conserve a connu son essor dans la société de consommation naissante des années 1950. La publicité pour les conserves reflète l’évolution sociale et culturelle de l’époque.
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La boîte de conserve fut inventée par le Français Nicolas Appert au début du 19e siècle, sous l’impulsion de Napoléon. Ce dernier, qui devait nourrir ses troupes, promit en 1795 une récompense de 12’000 francs à quiconque trouverait une méthode permettant de conserver les aliments. Nicolas Appert rafla la mise en 1810, à la suite de la publication de sa méthode de stérilisation à la chaleur, à l’époque encore appelée «appertisation».
La boîte de conserve, qui fut perfectionnée au cours des décennies suivantes, répondait parfaitement aux besoins de l’armée. Les aliments qu’elle contenait se conservaient durablement et leur format compact facilitait leur transport. Au cours du 20e siècle, la conserve fut largement utilisée pour constituer des réserves, notamment en période d’instabilité politique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Confédération invita ainsi la population suisse à acheter des boîtes de conserve pour constituer une ration d’urgence. En bref, la boîte de conserve était idéale dans les situations de crise.
Dans les années d’après-guerre, l’essor de la société de consommation entraîna une chute des ventes de l’industrie de la conserve. En Suisse, de nombreuses entreprises de conserves furent contraintes de suspendre leur production. Pour rester compétitifs et se démarquer de la concurrence, les fabricants durent s’adapter aux nouvelles habitudes de consommation en opérant des changements radicaux, tant dans leurs gammes de produits que dans leurs stratégies de commercialisation.

La fabrique de conserves Hero, fondée en 1886 à Lenzbourg, connut une activité particulièrement florissante. L’entreprise, qui s’était déjà solidement établie sur le marché suisse avant la Seconde Guerre mondiale, quintupla presque ses ventes dans les années qui suivirent. Au-delà des adaptations apportées à sa gamme de produits, Hero modifia avant tout sa stratégie publicitaire en l’alignant sur les évolutions sociales et culturelles de l’époque.
Préservation des valeurs et des fruits
La disponibilité des produits en toute saison constitua initialement l’argument de vente phare de l’industrie de la conserve. Dès les années 1920, la publicité pour la technique de mise en conserve promettait une alimentation affranchie de toute contrainte saisonnière. Les procédés de stérilisation à la chaleur, notamment la fameuse méthode Weck, permirent par ailleurs aux particuliers de s’essayer au «fait maison». Ces procédés auraient, comme le déclara le conseil d’administration de l’entreprise Hero le 6 décembre 1950, freiné les ventes de l’industrie de la conserve.
À l’époque, on estima que le procédé de stérilisation à la chaleur devait son succès aux ménagères. Dans le Frauenblatt du 22 novembre 1963Lien externe, Heinrich Oswald, futur directeur général de la SA des Produits alimentaires Knorr, avait notamment évoqué la culpabilité que ressentaient les femmes lorsqu’elles proposaient à leur famille des aliments précuisinés comme les conserves:
«Les études sur la motivation semblent toutefois indiquer que cette évolution de la consommation est liée à la «mauvaise conscience» de la femme au foyer qui, au fond de son cœur, pense devoir apporter une contribution plus importante que la simple préparation d’aliments prêts à servir.»
Heinrich Oswald dans le Frauenblatt du 22.11.1963
Une femme, selon l’idéal de l’époque, avait sa place au foyer, devait prendre soin de sa famille et lui servir des repas fraîchement cuisinés. La consommation d’aliments industriels comme les conserves était aux antipodes de cet idéal.

Pour soulager la mauvaise conscience des ménagères, Hero lança une nouvelle campagne promotionnelle. Des encarts publicitaires et des affiches destinées aux femmes au foyer visaient à légitimer la consommation des conserves. Frau Erika, le célèbre personnage publicitaire de la fabrique de conserves St. Galler, laquelle fut rachetée par Hero avant la Seconde Guerre mondiale, en offre une belle illustration.
Frau Erika, comme le suggéraient les affiches publicitaires des années 1950, incarne la parfaite ménagère. En plus d’être aux petits soins pour son époux et ses enfants, elle est bien sûr ravissante en toutes circonstances. Depuis l’arrivée des conserves, Erika est une femme au foyer encore plus moderne et plus performante. La technique de mise en conserve lui permet d’être toujours parée en cas de visite inopinée: elle a toujours quelques boîtes sous la main pour préparer un bon repas en un clin d’œil. Grâce aux conserves, Erika gagne par ailleurs un temps précieux qu’elle peut consacrer à d’autres tâches domestiques.

Dans la publicité de 1954, Frau Erika est en train de s’occuper de son nouveau-né. Elle sourit en regardant tendrement son enfant, et ce, peut-on lire sur l’affiche, en dépit du coût et du temps qu’implique l’arrivée d’un nourrisson. «La jeune mère se demande comment elle va réussir à trouver du temps pour le reste de la famille», indique le texte. Heureusement, les raviolis de St. Galler sont là: grâce aux conserves, la femme au foyer, incarnée par Frau Erika, peut à la fois s’occuper de son nouveau-né et cuisiner des plats variés pour sa famille.
Dans les années 1950, les décisions d’achat et la préparation des repas incombaient traditionnellement aux femmes. Hero souhaitait malgré tout conquérir une nouvelle clientèle, composée de personnes novices ou peu expérimentées en matière culinaire. La campagne publicitaire de 1956 pour les raviolis ciblait ainsi un nouveau groupe: des consommateurs et consommatrices pour lesquels la commodité des conserves pourrait constituer un critère d’achat déterminant.

L’affiche publicitaire de 1956 faisait par exemple la promotion des conserves pour les hommes (temporairement) célibataires. Le texte nous apprend qu’«Herr Professor», dont l’épouse s’est absentée, fait face à un «problème culinaire»: il doit confectionner lui-même son repas. L’image ne laisse aucun doute: le Professor est novice en matière de cuisine. Il tente de réchauffer une boîte de conserve sur le fourneau. Au lieu de verser le contenu dans la casserole, il plonge la boîte fermée directement dans l’eau. Jetant un regard interrogateur à son public, il annonce toutefois fièrement: «Aujourd’hui, c’est moi qui cuisine!»
Un goût de dolce vita en boîte
Pour vendre ses conserves, Hero s’empara des tendances sociales, mais aussi culturelles de l’époque. L’invention de la conserve permit d’importer des fruits et légumes venus d’ailleurs. L’ananas en boîte rencontra notamment un grand succès. Si l’ananas en conserve existait déjà, il fallut attendre les années 1950 pour qu’il se diffuse à grande échelle. Il fut popularisé par le cuisinier de télévision allemand Clemens Wilmenrod, à qui l’on doit la fameuse recette du toast Hawaï. C’est ainsi un toast au fromage classique agrémenté d’une touche exotique d’ananas qui contribua à la popularité de l’ananas en conserve.
Dans les années 1950, un autre aliment en conserve venu de l’étranger permit à Hero de s’imposer sur le marché: les raviolis. Le fabricant de conserves avait intégré les raviolis Hero dans son assortiment dès 1948. Ce n’est toutefois qu’au milieu des années 1950, lorsqu’ils furent commercialisés comme spécialité italienne, que leurs ventes s’envolèrent. Les Suisses et Suissesses, de plus en plus nombreux à pouvoir s’offrir des vacances dans l’Italie voisine, conservaient un souvenir ému de la gastronomie qu’ils y avaient découverte.

Le lien entre les raviolis Hero et les vacances en Italie apparaît clairement dans cette publicité de 1956. Le personnage d’Otto est représenté au centre de l’affiche. Le texte publicitaire nous apprend que tous les dimanches, Otto se prépare un repas spécial. Au menu du jour: une assiette de raviolis Hero.
Comme le suggère la publicité, les raviolis ont une saveur toute particulière pour Otto, car ils lui rappellent ses vacances en Italie. Son souvenir est illustré en image dans le coin de l’affiche. Pipe à la main, il est assis dans un restaurant longeant une baie italienne, tandis qu’une serveuse lui apporte son repas. D’autres produits italiens succédèrent par la suite aux raviolis. Une variété de curry indien intégra même la gamme à la fin des années 1960.
Les conserves Hero et leur stratégie de commercialisation dans les années 1950 illustrent ainsi de manière exemplaire l’émergence d’une nouvelle société de consommation. De l’objet pratique utilisé dans un contexte militaire au symbole d’un mode de préparation des repas moderne et rapide, la boîte de conserve s’adapta aux besoins et aux idéaux de l’époque. Le rôle de la femme au foyer, et par là même les compétences culinaires de son époux, tout comme le goût des Suisses et des Suissesses pour les voyages, encouragé par une prospérité grandissante, sont autant d’aspects qui se reflètent dans son histoire. Au-delà de sa finalité initiale, la boîte de conserve représente ainsi le miroir de l’évolution de la société.
Dans le cadre de son mémoire de master en histoire, Chiara Jehle a étudié la publicité pour les conserves de l’entreprise Hero AG.
L’article original sur le blog du Musée national suisseLien externe

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