«Je n’ai pu écrire ce livre que maintenant»
Dans À cause de lui, l’auteure suisse Zora del Buono part sur les traces de l’homme responsable de la mort de son père, il y a 60 ans. Un nouveau roman qui lui vaut une place parmi les best-sellers actuels et une nomination pour le Prix du livre allemand. Cette autofiction fait aussi office d’état des lieux de la vie de l’écrivaine, entre l’Allemagne et la Suisse.
Forte du succès de son dernier roman, La Maréchale (Die Marschallin), qui raconte l’histoire de sa grand-mère slovène et de la maison familiale de son père italien à Bari, l’auteure suisse Zora del BuonoLien externe revient avec À cause de lui (Seinetwegen), un nouveau livre d’autofiction qui poursuit l’histoire familiale avec la génération suivante.
L’écrivaine se penche sur les années durant lesquelles son père, Manfredi del Buono, jeune médecin radiologue, s’installe à Zurich avant d’y rencontrer à l’hôpital sa mère, une Suissesse. Un jeune amour qui se terminera tragiquement au bout de quelques années.
Zora del Buono n’avait que huit mois lorsque son père, alors âgé de 33 ans, est décédé dans un accident de la route, dans la campagne suisse. Le père et l’oncle de l’écrivaine étaient à bord d’une Coccinelle VW lorsque le chauffeur d’un véhicule arrivant en sens inverse les a percutés de plein fouet alors qu’il dépassait un camion de lait.
L’auteure a vécu l’absence de son père de façon «normale», car une personne que l’on n’a jamais connue ne peut pas nous manquer, affirme-t-elle. Mais ce vide l’a néanmoins marquée toute sa vie.
Dans son livre, elle dresse une liste impitoyable de ses «déformations». Parmi elles, l’incapacité à s’engager dans des relations – par peur qu’elles se terminent à nouveau subitement.
Un tabou toute sa vie
L’accident a eu lieu en 1963. «Mais je n’ai pu écrire ce livre que maintenant», confie-t-elle lorsque nous la rencontrons à Berlin-Kreuzberg, où elle vit en collocation dans une chambre. À ses pieds se trouve l’un de ses chiens, qui sont ses compagnons de toujours, dans À cause de lui comme dans la vie.
Ce n’est qu’avec la démence de sa mère, qui vit désormais dans une maison de retraite à Zurich, que Zora del Buono a pu trouver la liberté intérieure de s’intéresser à son père. La mort tragique de ce dernier a été toute sa vie un tabou entre mère et fille.
«Je pensais que je devais la protéger. Aujourd’hui, je regrette que nous n’en ayons pas discuté», déclare-t-elle. Le livre est aussi un hommage à cette femme forte qui a su gérer avec beaucoup de dignité sa vie de mère célibataire active à Zurich et qui ne s’est jamais remariée.
En liquidant l’appartement de sa mère lors de son déménagement, Zora del Buono trouve un article de journal sur le procès de l’accident qui la propulse dans le passé.
Reconnu coupable en 1963, le «tueur», dont les initiales sont E.T., s’en tire avec une peine minimale. La curiosité de l’auteure est piquée au vif: qui était l’homme qui, par une manœuvre de dépassement risquée, a détruit une petite famille? Comment a-t-il vécu avec sa culpabilité? «Je me suis dit qu’il était peut-être encore en vie, que je devais me dépêcher», raconte-t-elle.
Au plus proche de la vérité
Pour mener à bien ses recherches, Zora del Buono retourne dans sa Suisse natale, pays qu’elle avait fui dans sa jeunesse pour s’installer à Amsterdam, puis à Berlin. C’est là qu’elle a d’abord travaillé comme architecte, dans la période suivant la chute du Mur, avant de fonder avec un ami suisse le célèbre magazine mare.
Pour ses nombreux reportages, Zora del Buono a voyagé dans le monde entier, se faisant un nom dans le journalisme. Être tenace, curieuse, garder les yeux, les oreilles et le cœur ouverts: ce sont autant de qualités qui la caractérisent depuis des décennies. Dans ce sens, À cause de lui n’a pas été difficile pour elle. «Le livre n’a pas été compliqué. Il me correspond tellement», dit-elle.
Le résultat est une mosaïque artistiquement arrangée de recherches, de réflexions, de faits et de comptes rendus de conversations partagées avec des amis autour d’un café. «Elles ont vraiment eu lieu», nous assure-t-elle.
Avec son cercle d’amis, les discussions abordent des thèmes tels que la culpabilité, les souvenirs et les liens. Ces parenthèses à la fois divertissantes et informatives, tout comme les digressions sur les statistiques des accidents, servent à replacer son propre destin dans un contexte plus large.
Ce qui est arrivé à sa famille continue d’arriver tous les jours. Il est important pour elle de le souligner: les accidents de voiture mortels traumatisent des familles entières. «Derrière chaque cas se cachent de nombreuses histoires.»
Certains lieux, régions et noms ont été modifiés et réarrangés. «Mais autant que possible, c’est véridique», affirme-t-elle. Comme la scène où elle trouve deux films de format Super 8 chez sa mère. On y voit ses parents lorsqu’ils formaient un couple nouvellement amoureux, lors d’une visite au zoo: rieurs, vivants, pleins de vie.
«Rien que pour ça, cela valait la peine de faire des recherches. Ils formaient tout simplement un couple jeune et cool». Sa mère apparaît soudain si différente: audacieuse, heureuse et drôle. «Je ne l’ai connue que comme une veuve triste», regrette l’écrivaine. Elle comprend ce qui a été enlevé à sa mère.
Zora del Buono a été gratifiée de nouveaux souvenirs au cours de ses recherches. Parmi eux, ceux acquis grâce à l’infirmière de 85 ans qui s’est occupée de son père les jours précédant sa mort.
La vieille femme se souvenait encore d’un nombre étonnant de détails. Manfredi del Buono est mort dans l’hôpital où il travaillait comme radiologue. Tout le monde aimait ce médecin plein de vie et a été profondément choqué.
«Elle a dit que tout l’hôpital avait pleuré à l’époque». Une ancienne collègue médecin, aujourd’hui très âgée, a raconté à l’écrivaine des histoires drôles sur son père, «jeune Italien à Zurich». Les nombreux espaces vides autour de son père se sont remplis de nouvelles histoires et d’images. Zora del Buono en est reconnaissante.
Le «tueur» devient humain
L’écrivaine a pu aussi se faire une idée de l’auteur de l’accident, Eduard Traxler. Elle en est devenue plus conciliante. C’est grâce à un collaborateur des archives, qui lui a procuré les dossiers du procès, qu’elle trouve des informations sur le déroulement de l’accident et la biographie de l’homme.
Ce dernier est depuis décédé. Mais les conversations avec ses connaissances dépeignent un homme tout à fait attachant, pour lequel elle peut même éprouver de la compassion. Il a souffert toute sa vie de l’accident, n’a plus jamais conduit de voiture, a vécu assez seul et était probablement homosexuel.
À cause de lui est donc aussi un témoignage de compassion et de pardon. «Je regrette vraiment que nous n’ayons pas parlé. Cela aurait été bon pour lui», affirme Zora del Buono.
L’auteure ne se plonge pas seulement dans l’histoire de sa famille, elle fait aussi de nombreuses rencontres avec des étrangers dans son ancienne patrie. Si la vue d’un panorama montagneux et de vaches magnifiquement décorées lors d’une désalpe l’émeut, les rencontres avec des locaux réticents lui font aussi retrouver un sentiment d’enfermement. Le même qu’elle a fui des décennies auparavant.
C’est donc une lutte avec la culture sociale de la Suisse, dont elle se rapproche à nouveau. Après des décennies passées en Allemagne et des reportages réalisés pour mare dans le monde entier, Zora del Buono fait désormais la navette entre l’Allemagne et Zurich.
Depuis l’année dernière, elle y a de nouveau un appartement et profite d’un quotidien plus calme. «À Zurich, tout est si proche», dit-elle. Le soir, après le théâtre, elle rentre chez elle en cinq stations de tram. Elle y rencontre toujours des visages connus.
Et pourtant, l’auteure continue d’apprécier les fractures de Berlin, la nature sauvage de la ville qui pousse sans retenue, notamment par manque d’argent. «Je suis à l’aise dans les deux mondes», affirme-t-elle, même si la plupart de ses amis à Zurich sont allemands.
Zora del Buono prévoit déjà un autre roman familial. Celui-ci sera centré sur sa tante et sur la vie des jeunes femmes célibataires à Zurich dans les années 60 et 70. L’écrivaine avait d’ailleurs déjà commencé ses recherches lorsque l’histoire de son père s’est imposée à elle. «Je devrais probablement mettre en pause les recherches sur ma famille», dit-elle en riant.
Elle en profiterait alors pour parcourir la côte écossaise; y rencontrer des locaux et discuter des changements survenus après le Brexit. Mais peut-être que quelque chose de complètement différent se présentera. «Je ne suis pas à court d’idées», conclut-elle.
Texte traduit de l’allemand par Dorian Burkhalter
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