L’albanais en voie de disparition au sein de la communauté albanophone de Suisse

Bien que la part des personnes albanophones augmente depuis plusieurs décennies en Suisse, l’albanais est de moins en moins parlé.
«Avant d’entrer à l’école, je ne parlais qu’albanais», raconte Marash Pulaj. Conseiller en relations publiques, rappeur et animateur, il est originaire de Lucerne; ses parents ont immigré du Kosovo en Suisse. C’est pourtant le suisse allemand qui est devenu sa langue de pensée et celle avec laquelle il s’exprime le plus précisément.
Marash Pulaj fait partie des plus de 300’000 personnes albanophones vivant en Suisse – soit 3,5% de la population. L’albanais est ainsi, après l’anglais, la deuxième langue non nationale la plus parlée du pays.
L’Office fédéral de la statistique réalise chaque année ce que l’on appelle le relevé structurelLien externe: plus de 200’000 personnes en Suisse sont interrogées sur des thèmes tels que le logement, le travail, la mobilité, la formation et la langueLien externe.
Les résultats sont ensuite extrapolés à l’ensemble de la population. Les chiffres les plus récents proviennent de l’enquête structurelle de 2023.
Le nombre de personnes albanophones en Suisse est en augmentation depuis plusieurs décennies. Jusqu’aux années 1980, il s’agissait principalement de saisonniers venus travailler en Suisse. Ces derniers passaient largement inaperçus, notamment parce qu’ils étaient souvent logés à l’écart de la société suisse, dans des baraquements pour ouvriers.
Lorsque les répressions contre les Albanaises et Albanais se sont intensifiées en Yougoslavie, de nombreux saisonniers ont décidé de s’installer définitivement en Suisse, en faisant souvent venir leur famille.

À la fin des années 1990, la diaspora albanaise a connu une nouvelle vague de croissance en raison de la guerre du Kosovo. Une grande partie des personnes réfugiées sont retournées dans leur pays peu après la fin du conflit. Mais certaines sont restées et ont bâti une nouvelle vie en Suisse, en transmettant la langue albanaise à leurs enfants.
Intégration et changement linguistique
Aujourd’hui, plusieurs décennies plus tard, la communauté albanophone est en grande partie intégrée dans la société suisse. On compte des personnalités politiques, des footballeurs, des chefs et cheffes d’entreprises ou encore des artistes d’origine albanaise.

Beaucoup de ces personnes appartiennent à la deuxième ou troisième génération. Elles ont grandi en Suisse et maîtrisent naturellement une langue nationale au même niveau qu’une langue maternelle. En revanche, leur connaissance de l’albanais varie selon les individus.
Tous ne parlent pas albanais quotidiennement avec leurs enfants, ce qui est le signe clair qu’un changement linguistique est en cours. La communauté d’origine albanaise en Suisse est en train de perdre sa langue d’origine.
Plus un groupe issu de la migration est intégré dans la société majoritaire, plus il est probable qu’il abandonne progressivement sa langue d’origine pour adopter totalement la langue dominante.
Le processus de changement linguistique s’étend généralement sur trois à quatre générations:
– La première génération devient bilingue par le biais de la migration, mais maîtrise mieux sa langue d’origine.
– La deuxième génération est le plus souvent encore bilingue, mais parle généralement aussi bien, voire mieux, la langue majoritaire.
– La troisième génération ne possède souvent plus que des connaissances élémentaires dans la langue d’origine.
– La quatrième génération, quant à elle, ne parle en général plus du tout la langue d’origine et est complètement intégrée linguistiquement dans la société majoritaire.
Différents facteurs, tels que la pression à l’adaptation, le prestige de certaines langues, les liens avec le pays d’origine ou encore les mesures de soutien à la langue d’origine, peuvent accélérer ou ralentir ce processus.
Mais tôt ou tard, un changement linguistique finit par se produire dans la plupart des groupes issus de la migration.
La langue albanaise jouit de peu de prestige
Le linguiste Naxhi Selimi, de la Haute école pédagogique de Schwytz, a étudié l’usage de la langue au sein de la communauté d’origine albanaise en Suisse. Selon lui, les raisons du changement linguistique résident à la fois dans le degré élevé d’intégration atteint et dans le faible prestige dont jouit la langue albanaise.
Certaines personnes chercheraient ainsi à exprimer leur volonté d’intégration jusque dans leur manière de parler: «Elles veulent passer inaperçues et évitent donc de parler albanais en public», explique Naxhi Selimi. Le fait que l’albanais soit encore mal perçu en Suisse – contrairement à d’autres langues issues de la migration comme l’anglais, l’italien ou l’espagnol – n’arrange rien.
L’albanais cantonné à la sphère privée
La connotation majoritairement négative associée à l’albanais favorise le passage à la langue majoritaire, selon Naxhi Selimi: «Dès la deuxième génération, les personnes d’origine albanaise parlent entre elles en suisse allemand. L’albanais ne subsiste pratiquement plus que dans le cadre familial, par exemple dans les échanges avec les grands-parents.»
La langue albanaise se divise en deux grands groupes dialectaux: le tosque, parlé dans le sud de l’aire linguistique, et le guègue, dans le nord.
La grande majorité des personnes d’origine albanaise vivant en Suisse sont originaires du Kosovo et de la Macédoine du Nord, où l’on parle des dialectes guègues du nord-est ou du centre.
L’albanais standard, qui n’a été codifié qu’au 20e siècle en Albanie, repose quant à lui sur les dialectes tosques du sud. La différence entre l’albanais parlé en Suisse et l’albanais standard est donc comparable à celle entre le suisse allemand et l’allemand standard.
Cette évolution est typique d’un processus de changement linguistique. Les personnes d’origine italienne en Suisse alémanique illustrent la direction que cela pourrait prendre: celles de la troisième ou quatrième génération ne parlent généralement plus l’italien.
Comment lutter contre l’érosion linguistique
Pourtant, le désir de préserver la langue reste fort au sein de la communauté d’origine albanaise en Suisse. «Beaucoup d’entre nous ont grandi avec nos parents nous rappelant constamment de parler albanais», raconte Marash Pulaj. Le Lucernois anime l’émission Fol Shqip! destinée à la diaspora albanophone. Fol Shqip! signifie «Parle albanais».
Marash Pulaja dû réapprendre correctement l’albanais pour son rôle d’animateur. Il observe chez ses invités une fierté quant à leurs origines ainsi qu’un fort désir de préserver la langue albanaise, y compris au sein des jeunes générations. Mais le fossé entre les idéaux et la réalité reste grand, comme le montrent les recherches de Naxhi Selimi.
Des cours contre la perte de la langue
La plupart des cantons proposent depuis longtemps des cours d’albanais destinés aux enfants ayant des racines dans cette culture, comme c’est le cas pour d’autres langues issues de la migration. Ces cours viennent compléter l’apprentissage oral au sein de la famille par une base grammaticale plus structurée.
Cependant, ils sont facultatifs, souvent payants et organisés en dehors des horaires scolaires. Seule une minorité d’enfants d’origine albanaise les fréquentent. «Cela ne suffit pas à enrayer le changement linguistique», estime Naxhi Selimi.
Les familles binationales, un espoir?
Cela dit, les enfants qui suivent ces cours peuvent plus facilement communiquer pendant les vacances dans le pays d’origine, souligne Naxhi Selimi. Or s’ils sont entretenus, ces liens avec les pays albanophones pourraient freiner indirectement le processus de changement linguistique.
En effet, des mariages entre personnes d’origine albanaise vivant en Suisse et partenaires venus du Kosovo ou de Macédoine du Nord ont régulièrement lieu. Dans ces cas-là, l’albanais a plus de chances de rester la langue de la famille, même si celle-ci vit en Suisse. Cela pourrait contribuer à maintenir la langue relativement vivante au sein de la diaspora durant les prochaines décennies.
Les statistiques «mentiront» encore quelque temps
Même si la communauté d’origine albanaise en Suisse est clairement engagée dans un processus de changement linguistique, ce phénomène ne devrait pas se voir dans les statistiques avant encore plusieurs années.
D’une part, parce qu’une grande partie de la première génération devrait encore vivre pendant quelques années, voire décennies.
D’autre part, parce qu’on peut supposer que de nombreuses personnes issues de la diaspora continueront à déclarer l’albanais comme l’une de leurs (jusqu’à trois) langues principales dans les enquêtes officielles – même si leurs compétences sont très limitées. Car l’appartenance à une communauté linguistique ne se mesure pas seulement au niveau de langue, mais aussi au sentiment d’identification.
Traduit de l’allemand par Pauline Turuban à l’aide d’un outil de traduction automatique

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