L’abrogation de la convention sur les successions avec Paris a changé la fiscalité de nombreux Suisses
Dix ans après la rupture franco-suisse sur les successions, le bilan est amer pour une partie des Suisses résidant dans l’Hexagone. Mais aussi pour ceux détenant des biens en France. Analyse.
En juillet 2013, Eveline Widmer-Schlumpf, conseillère fédérale en charge des Finances, signait avec son homologue français Pierre Moscovici une nouvelle convention franco-suisse sur les successions. Tout en glissant aux journalistes: «J’aurais préféré maintenir l’ancienne.»
Le nouveau texte, puis son abandon un an plus tard, allait chambouler la vie fiscale de nombreux Suisses de France. Désormais, c’est le pays de résidence de l’héritier qui les taxerait et non plus celui du défunt, comme le voulait l’ancien document datant de 1953. Or, les cantons suisses imposent les successions très peu ou pas du tout, tandis que la France les taxe jusqu’à 45%. Les résidents suisses qui possèdent des biens en société civile immobilière (SCI) dans l’Hexagone ne s’en tiraient pas mieux: ils seraient taxés par Paris, eux aussi.
En 2014, les parlementaires suisses rejettent la nouvelle convention. Il n’y a plus désormais d’accord bilatéral sur les successions. Et cela fait aujourd’hui bientôt dix ans que ce vide juridique perdure.
«Madame Widmer-Schlumpf a fait preuve de lâcheté à Paris», fustige aujourd’hui Jean-François Rime, qui était alors conseiller national de l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice). Mais avait-elle le choix? C’était l’époque où l’Union européenne – la France en particulier – exerçait une forte pression sur la Suisse pour qu’elle renonce à ses «privilèges» fiscaux et au secret bancaire.
Des frontaliers hésitent à rentrer au pays
Difficile de mesurer l’effet de ce renversement sur les Suisses de France, en termes de «retours au pays». «Les Suisses ne parlent pas facilement d’argent, ou alors seulement en famille», pointe Françoise Millet-Leroux, présidente de l’Union des associations suisses de France (UASF).
«Il y a eu un mouvement de départs d’héritiers dont les parents étaient domiciliés en Suisse, mais pas nécessairement vers la Confédération, note Aubin Robert, responsable de la société Avacore Wealth Planning, basée à Genève. Il arrive aussi que des frontaliers dont les parents vivent en Suisse viennent me voir en me disant qu’ils envisagent de s’installer à Genève. Mais je dois en dissuader certains, le coût de la vie en Suisse réduisant largement le bénéfice fiscal pour les successions insuffisamment conséquentes.»
Des milliers de Suisses, résidant dans la Confédération, détenaient en France des biens immobiliers en parts sociales de SCI, taxées sous l’ancienne convention par le pays du défunt. Un régime avantageux qui est devenu depuis dix ans un piège fiscal. «Lors de successions, ces propriétaires sont parfois imposés en France, mais aussi en Suisse en impôt sur la fortune», souligne Nicolas Zambelli, avocat fiscaliste à Genève.
En l’absence de convention, ces cas de double imposition prolifèrent. Celui des frères Roux, vivant à Lyon, a été très médiatisé. Ils ont hérité 125 000€ d’un cousin éloigné installé à Genève, sur un compte bancaire français. Le canton impose l’héritage en ligne indirecte à 55% et la France à 60% car d’un lien de parenté trop éloigné. Bilan: pas un sou pour eux et 19.000 euros pour les impôts.
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«Je connais d’autres cas, comme celui d’un monsieur décédé à Genève dont l’essentiel de l’épargne était placée sur un compte français, relève Aubin Robert. Sa compagne est taxable en France à 60% et à Genève à 55%. Elle a dû renoncer à cette succession.» Paris déduit la part taxée en Suisse, mais seulement si elle concerne des biens situés hors de France.
L’Italie comme refuge fiscal plutôt que la Suisse
Chez l’avocat fiscaliste Philippe Kenel, installé à Lausanne mais aussi en Belgique, se pressent généralement les Français fortunés fuyant le fisc hexagonal. «Aujourd’hui, c’est l’instabilité politique et fiscale qui incitent ces personnes à partir», note l’avocat, qui pointe notamment la volonté du gouvernement de créer une nouvelle tranche de l’impôt sur les successions, à 49% et non plus 45%. Mais partir où? En Suisse, comme dans les années 1980, sous l’ère du Président socialiste François Mitterrand?
Pas nécessairement. Si leurs héritiers demeurent dans l’Hexagone, les Français fortunés n’ont plus intérêt à s’implanter en Suisse. «Ils choisissent souvent l’Italie, dont la convention sur les successions avec Paris ressemble à celle que nous avions avant. Et comme l’Italie taxe les successions directes à 4%, le voyage en vaut la peine, note Philippe Kenel.»
«La Suisse s’est bien fait berner par la France», se désole l’avocat. «La fiscalité est douce en Italie, San Remo est proche de Monaco pour s’y faire soigner et de l’aéroport de Nice. On y est parfaitement francophone et l’immobilier y est bien moins cher que sur la Côte d’Azur: autant d’atouts», confirme Aubin Robert.
Pour décourager encore davantage les gens fortunés de partir en Suisse, le gouvernement français (droite et centre) prévoit de rétablir l’«exit tax», laquelle impose les plus-values latentes des contribuables sur le départ, sauf s’ils conservent leurs actions pendant au moins 15 ans. Emmanuel Macron avait réduit ce laps de temps à deux ans. Mais les petits cadeaux du président aux personnes fortunées, aux «investisseurs», n’est plus de mise. «Aujourd’hui, c’est l’instabilité juridique qui domine, et elle n’est bonne ni pour les contribuables ni pour les investisseurs», estime Nicolas Zambelli.
Les inquiétudes de Marc Ferracci
Comment mettre fin à ce vide juridique, ne serait-ce que pour éviter les doubles impositions? L’an dernier, le Conseil national à Berne a demandé à l’exécutif de reprendre langue avec Paris. En France, on semble se contenter de la situation actuelle.
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La France ne veut pas d’une nouvelle convention sur les successions
En décembre dernier, le député des Français de Suisse, Marc Ferracci, interpellait son gouvernement sur la position difficile des doubles imposés, «qui peut impacter de nombreuses familles installées dans les territoires transfrontaliers». Marc Ferracci n’est pas le premier venu: il est le témoin de mariage d’Emmanuel Macron et un grand ami du président.
Sa question est pourtant restée lettre morte. Aujourd’hui Marc Ferracci est ministre de l’Industrie du gouvernement de Michel Barnier. Se souvient-il de la préoccupation que lui causait ce vide juridique?
Texte relu et vérifié par Samuel Jaberg
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