«Personne en Iran ne veut d’une guerre ouverte avec les Etats-Unis»
Début 2020, de vives tensions entre l’Iran et les Etats-Unis ont fait craindre une escalade militaire, qui, au grand soulagement de la population iranienne et de la communauté internationale, ne s’est pas concrétisée. Au-delà des relations diplomatiques, comment les habitants vivent-ils cette situation au quotidien? swissinfo.ch s’est entretenu avec Farsin Banki, ancien professeur d’université suisso-iranien.
En janvier 2020, les États-Unis assassinaient le général iranien Qassem Soleimani par un tir de drone à Bagdad, provoquant l’ire du gouvernement et des Gardiens de la révolution iraniens. En guise de représailles, l’Iran bombardait quelques jours plus tard une base militaire américaine en Irak. Selon le dernier bilan, 64 soldats américains ont été blessés.
Les tensions entre les deux pays sont quelque peu retombées et l’attention des médias également. Près de deux mois après cet épisode, nous avons cherché à savoir comment la population vit la situation au quotidien. Farsin Banki (67 ans), ancien professeur d’université suisso-iranien qui a séjourné en Iran ces dernières semaines, témoigne.swissinfo.ch: Après l’assassinat du général Soleimani, les craintes d’une escalade militaire au Moyen-Orient étaient vives. Lorsque l’Iran a répliqué, elles l’ont été plus encore. Comment avez-vous réagi face aux événements?
Farsin Banki: J’étais effrayé, c’est peu dire, mais j’avais aussi des sentiments confus. Je me demandais comment une nation [les Etats-Unis] pouvait violer des accords internationaux de la sorte et ensuite prétendre au respect — et ceci indépendamment des personnes tuées lors de l’attaque.
Ensuite, lorsque le gouvernement iranien a bombardé la base américaine, j’en ai eu le souffle coupé. Nous pensions tous que nous allions au-devant d’une guerre ouverte avec les États-Unis, ce dont personne ne veut ici. Je viens de rentrer de Téhéran et j’ai également voyagé dans tout le pays. Il est étonnant de constater que rien des derniers événements politiques ne se fait sentir, même si cela doit bouillonner sous la surface. Chacun sait ce qui s’est passé mais ne laisse rien transparaître et vaque à ses occupations quotidiennes.
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Le gouvernement iranien a mis trois jours à reconnaître son implication dans le crash du Boeing 737 d’Ukraine International Airlines, faisant 176 morts. Des manifestations s’en sont suivies. Y avez-vous participé? Se poursuivent-elles?
Non, ma famille et moi n’y avons pas participé. Je n’aurais pas survécu ces 41 dernières années si j’avais pris autant de risques, à la fois comme personne privée et comme professeur d’université.
« Le peuple iranien se rend de plus en plus compte que les grandes promesses et les annonces du gouvernement ne correspondent pas à la réalité. »
Les manifestations se sont déjà éteintes. Mais le peuple iranien se rend de plus en plus compte que les grandes promesses et les annonces du gouvernement ne correspondent pas à la réalité. Le mécontentement se fera sans aucun doute à nouveau sentir dans d’autres circonstances.
Depuis quelques semaines, on n’entend presque plus parler des tensions irano-américaines en Europe. Le sujet est-il toujours d’actualité en Iran?
Oui, et il le restera tant que les deux parties ne s’assiéront pas à la même table pour discuter. Il n’y a pas de refus exprimé de parler, mais les deux pays fixent des conditions qui empêchent une telle rencontre. Et quant à moi, c’est la seule façon de mettre fin à cette discorde.
La méfiance envers l’Occident est-elle une réalité au sein de la population iranienne ou n’est-elle partagée que par une minorité qui soutient le régime?
« La plupart des Iraniens vénèrent l’Occident parce qu’ils pensent — à juste titre — qu’il est le garant de la liberté de pensée. »
Aujourd’hui, les gens ont à leur disposition d’autres moyens d’obtenir des informations. Mais il serait nécessaire de les instruire sur l’utilisation des médias de masse ou des réseaux sociaux afin qu’ils ne croient pas tout et n’importe quoi. Cela est d’autant plus important quand il s’agit d’élections.
La plupart des Iraniens vénèrent l’Occident parce qu’ils pensent — à juste titre — qu’il est le garant de la liberté de pensée.
Récemment, des scientifiques binationaux ont été emprisonnés (et entre-temps libérés). Cela vous inquiète-t-il personnellement?
De telles nouvelles sont toujours inquiétantes. Mais il y a peu de risques que je sois directement concerné, car je suis professeur émérite et je n’ai plus beaucoup d’influence sur mes étudiants.
Les mesures de sanction contre l’Iran sont-elles perceptibles dans la vie de tous les jours?
Oui, elles le sont. Il existe un vieux dicton en Iran qui dit que les gens sont payés en rials, mais les prix calculés en dollars. Le revenu des fonctionnaires n’évolue plus et est versé en rials. En fonction de la provenance du bien importé, les prix sont fixés sur le taux de change du dollar ou de l’euro. Très souvent, le salaire des gens ne leur suffit pas à payer un loyer. Pour faire face, ils prennent deux, trois, voire quatre emplois.
Cela fait bien longtemps que les prix en Iran ne correspondent plus à leur valeur réelle. Ils sont en partie subventionnés par l’État par le biais de différents canaux. Il en va de même pour le prix de l’essence. Et bien qu’il ait été multiplié par six, j’ai l’impression que cela n’a eu aucun effet sur le trafic!
Existe-t-il des mesures de sécurité spéciales pour les expatriés ou la vie continue-t-elle normalement? Sort-on le soir à Téhéran comme si de rien n’était?
En Iran, la vie sociale a plutôt lieu entre quatre murs. La plupart des Suisses que je connaissais en Iran sont rentrés au pays. Ceux en lien avec l’ambassade se rendent mutuellement visite ou sont en contact avec d’autres expatriés. Tant qu’il n’y a pas de risque vital comme dans les pays voisins, la vie doit continuer le plus normalement possible. Étonnamment, l’Iran est le pays le plus sûr du Moyen-Orient.
Farsin Banki, 67 ans, est né en Iran et a grandi en partie en Allemagne. Il est venu en Suisse pour y étudier et y vit maintenant depuis plus de 46 ans, avec quelques interruptions. Il a la double nationalité suisso-iranienne et passe environ trois mois de l’année en Iran. Il était chercheur et professeur à l’Institut d’État pour les sciences humaines et culturelles de Téhéran.
Selon l’Office fédéral de la statistique, 214 Suisses vivaient en Iran en 2018. A la suite des événements survenus en début d’année, le Conseil aux voyageurs du Département fédéral des affaires extérieures (DFAE) recommande aux Suisses étant sur place de rester vigilants et discrets et d’éviter toute manifestation ou événement de masse.
La Suisse et l’Iran entretiennent de bonnes relations et se rencontrent régulièrement pour des consultations politiques. En tant que puissance protectrice, la Suisse représente les intérêts des Etats-Unis en Iran.
Elle applique les sanctions internationales juridiquement contraignantes de l’ONU et s’aligne, dans certains cas, sur les sanctions prises unilatéralement par ses principaux partenaires commerciaux, dont l’UE, ainsi que le stipule le DFAELien externe.
Interview réalisée par écrit
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