Les dessous de la vie au Swiss camp
Sur la calotte glaciaire du Groenland, le Swiss camp fonctionne chaque printemps en quasi-autonomie, au rythme de la météo, de la recherche et de l'arrivée des médias.
Konrad Steffen et ses collègues n’en oublient pas de vivre pour autant. Immersion.
«Je leur ferai mon sushi!», annonce Jay Zwally, triomphant. Cette année, le Swiss camp suscite un intérêt record chez les journalistes du monde entier. L’Année polaire internationale (2007-2009) y est pour beaucoup.
Et c’est une équipe nippone de la NHK qui fermera le bal vers la fin mai. Avec ses rudiments de japonais acquis au début des années septante à Tokyo, le sismologue Jose Rial ne sera pas de trop.
Depuis le début du mois, des télévisions comme CNN ou National Geographic, des radios, des agences de presses défilent sur la rustique base de recherche climatique et glaciaire dirigée par le Suisse Konrad Steffen.
Atteindre le Swiss camp n’a pourtant rien d’une partie de plaisir. Ou plutôt si… A partir d’Ilulissat, sur la côte ouest du Groenland, le trajet en hélicoptère prend trente minutes. Des icebergs, puis la langue du glacier, enfin l’étendue sans fin de la calotte.
Encore faut-il que le pilote ne soit pas tombé dans une crevasse le jour précédent, remplacé enfin par un collègue expressément dépêché sur place depuis le Danemark.
La météo elle aussi joue avec les nerfs des moins adaptés à l’arctique, bloquant au sol les seuls moyens de transports pour arriver ici: petits avions et hélicoptères.
Délégation du Congrès
Parmi les médias, les refusés, qui ont fait connaître tardivement leur intérêt, sont évidemment nombreux. «Il faut que nous puissions aussi travailler!», justifie «Koni».
Difficile de dire non, par contre, à une délégation du Congrès américain menée par la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, attendue sous peu.
Peut-être le blizzard sortira-t-il son veto. Comme ce samedi de mi-mai, où tout le monde a quitté sa tente et se trouve bloqué dans les trois mini-dômes du camp, tandis qu’à l’extérieur rugit «la plus forte tempête que j’ai vue en dix-sept ans!», reconnait «Koni».
Lorsqu’on ne voit pas à deux mètres, il devient alors difficile de gagner les toilettes à ciel ouvert plantés sur la calotte à plusieurs jets de pierre. Et plus ardu encore de s’y éterniser.
Ce samedi n’a rien de la journée standard, qui de toute manière n’existe pas en Arctique. Trois chercheurs, deux étudiants, deux journalistes et un hôte venu d’Illulissat sont là. Certains besognent dans le dôme dédié au travail, tempéré à 7 ou 8 C.
Mais dans la zone cuisine (16 C environ), c’est aussi l’occasion de petites réparations, de prendre un casse-croûte, de lire et de se lancer dans de vives discussions à propos de Bush, du créationnisme, de l’avenir de la planète, et même de la glace.
Une question d’énergie
Casse-croûte… Les repas au Swiss camp sont un «must». En une sorte de tour de rôle, comme pour la vaisselle ou la récolte de glace pour en tirer l’eau, chacun y va de ses queues de homard, de ses pâtes, ses filets mignons, son flétan ou sa fondue. Le plus souvent arrosés de vin. Et précédés d’une goutte du Jack Daniel’s dégoté par Jay.
«En Arctique, vous mangez deux fois plus, explique «Koni». Vous brûlez toute votre énergie, la nuit également.» Autrement dit, nourrir le camp durant ses six semaines de fonctionnement ne donne pas droit à l’erreur.
Plus de septante caisses sont convoyées lors de chaque campagne depuis Boulder (Colorado), où le Suisse a ses bureaux à l’université. Huit sur dix contiennent les quelque deux tonnes d’équipement scientifique. Dans les autres, en particulier, beaucoup de nourriture.
«Nous amenons l’équivalent de 280 journées repas, indique «Koni». Cela représente environ 150 kilos de vivres apportés directement depuis Boulder. En arrivant au Groenland, nous complétons avec de la nourriture fraîche (poisson congelé, légumes).»
Lors des trois ou quatre vols de début de campagne du Twin Otter qui les livre, «Koni» et ses collègues font aussi amener quelque 400 kg de fuel qui servira aux indispensables motoneiges et six bouteilles de 100 kg de propane pour le chauffage et la cuisine.
Quasiment un honneur
Le lendemain, le blizzard parti aussi soudainement qu’il était venu, les chercheurs ont les fourmis dans les jambes. Rien de tel que le terrain. «Ça me maintient jeune!», assure Jay, scientifique de la NASA de 68 ans, dont beaucoup passés sur toutes les neiges du globe.
Par moins 5 C – il peut faire jusqu’à –40 ici l’hiver -, débute une longue préparation des instruments nécessaires aux travaux sur une station atmosphérique, plus au sud. Il faut aussi dompter les motoneiges récalcitrantes, qui amèneront les chercheurs sur place.
Pas forcément le temps du recul. Etudiant aux Etats-Unis avec «Koni», le Suisse Thomas Phillips, 28 ans, se laisse toutefois aller à la confidence. «Le Swiss camp est une ancienne base suisse et un haut-lieu de la recherche. Pour moi, y passer ces semaines est quasiment un honneur.»
La main sur les gaz de sa motoneige, le professeur Jose Rial, lui, se voit déjà avaler les kilomètres. «Là-dessus, j’ai le temps de penser et de faire corps avec ce paysage fabuleux, immaculé. J’en deviens lyrique!»
swissinfo, Pierre-François Besson, envoyé spécial au Groenland
D’abord baptisé ETH Camp, le Swiss camp a été installé par Konrad Steffen et ses collègues de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETH en allemand) au printemps 1990 à l’ouest du Groenland.
Cette plateforme de recherche est située dans les terres à 70 km de la petite cité côtière d’Ilulissat, peuplée de 4000 habitants.
A 1100 m d’altitude sur la calotte glaciaire, le camp avoisine la ligne d’équilibre entre l’accumulation de neige hivernale et la fonte de neige estivale. Ce qui lui évite de disparaître sous la neige ou les eaux de fonte.
Les données récentes obtenues par la Swiss camp confirment la hausse des températures et la fonte accélérée des glaces. La ligne d’équilibre y est remontée en altitude sur la calotte de 2 km en 17 ans.
A l’aide des instruments du Swiss camp, Konrad Steffen a pu mettre en évidence une augmentation de 30% des zones de fonte au Groenland.
Le Groenland est rattaché au Danemark mais profite d’une large autonomie. Ses 57’000 habitants, essentiellement d’origine inuit, s’expriment surtout en groenlandais (inuit) et en danois. Ils vivent surtout de la pêche et d’un peu de tourisme.
Le Groenland est couvert à plus de 80% par une calotte (ou inlandsis) atteignant jusqu’à 3 km d’épaisseur. Les effets du réchauffement climatiques y sont patents.
Son sommet le plus connu est le Mont Forel. Il porte le nom du scientifique suisse François-Alphonse Forel qui a organisé en 1912 une souscription pour financer une expédition à ces latitudes.
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