20 ans, 50 photographes et 50 univers
Qui seront les géants de la photographie de demain? Pour ses 20 ans, le Musée de l’Elysée, à Lausanne, met en exergue 50 jeunes talents.
«reGeneration» se décline en une double exposition (Musée de l’Elysée et Espace Arlaud), et dans un ouvrage publié à Lausanne, Paris, Londres et New York. Ambitieux.
«Personne n’ose imaginer la photo dans 20 ans… La mutation est trop rapide. Mais s’il est impossible d’imaginer la photo en 2025, trop éphémère, il est possible d’imaginer des photographes en 2025. Et les bons photographes de 2025 – pas tous – sont parmi nous aujourd’hui», déclare William Ewing, directeur du Musée de l’Elysée, à la cinquantaine d’artistes réunis, ce jeudi, devant lui.
Pour fêter ses 20 années d’existence, l’institution lausannoise a en effet décidé de ne pas jouer la carte du bilan, mais plutôt celle de la prospection. Elle s’est mise en relation avec une soixantaine d’écoles autour du monde, qui, chacune, a pu présenter un certain nombre de candidats. Pour l’exposition reGeneration, 50 ont été retenus par l’Elysée, qui représentent 21 nationalités, 29 écoles… et cinq continents.
«C’est une espèce d’état du monde de la photographie qui montre bien les champs dans lesquels travaillent les photographes. Nous nous sommes également laisser guider par ce qui nous paraissait le plus abouti, et le plus original aussi», explique Jean-Christophe Blaser, l’un des commissaires.
Langage visuel
Comment tout cela a-t-il été ordonné? «On a surtout regardé la façon dont les travaux s’accordait les uns avec les autres. En fin de compte, le langage d’une exposition, c’est un langage purement visuel», constate Jean-Christophe Blaser.
Au Musée de l’Elysée, l’Allemand Christoph Bangert raconte la réalité brutale du drame palestinien. Juste à côté, les images du Japonais Shigeru Takato soulignent l’esthétisme glacial et artificiel des studios de journaux télévisés. Ces lieux où quotidiennement on récite justement la rugosité du monde…
Un peu plus loin, la Française Valérie Rouyer a braqué son objectif sur des corps en train de subir une opération. Gros-plan sur les lèvres de la plaie, sur la chair ouverte.
Au sous-sol, l’Allemande Eva Lauterlein, qui fut étudiante à Vevey, a saisi le visage d’un individu à moult reprises, puis a procédé à un ‘morphing’ entre les différents instantanés. A l’arrivée, des portraits étranges, dont l’identité réelle semble s’être dissoute…
Les surprises continuent à l’Espace Arlaud, car l’exposition s’étend sur deux lieux. Là, les images de l’Anglais Idris Khan ne sont plus qu’un mélange de lignes, une texture, un peu comme les peintures du Turner tardif.
L’Américaine Maria Rutherford mélange l’innocence d’un visage de bébé et celles de ‘pratiques déviantes’, le latex en particulier, prises hors contexte. Le Polonais Josef Schultz ne photographie que des entrepôts préfabriqués, qu’il rend éminemment plastiques en nettoyant, en purifiant numériquement ses images. Réalité éclatante et presque fictive.
Et puis, la guerre nous agrippe à nouveau avec le Suisse Matthias Bruggmann, formé au programme supérieur de l’Ecole de Vevey (supprimé aujourd’hui), qui est passé par Israël, Haïti, l’Irak…
«Je refuse de ne pas dire»
Photographe de guerre? «Ce n’est pas vouloir changer le monde, c’est dire ‘je ne peux pas ne rien faire’. C’est dire ‘je refuse de ne pas dire’. Je ne peux pas accepter qu’on vienne me dire dans vingt ans ‘on ne savait pas’», explique le photographe, âgé de 27 ans.
Etonnamment, pour rapporter la violence, Matthias Bruggmann a choisi l’image esthétique, voire la picturalité. «Esthétiser engendre un recul, qui permet de mieux voir l’horreur. A partir du moment où l’on n’est plus en train de chercher à impliquer directement un spectateur dans le pathos, mais où on cherche à lui faire intellectualiser une expérience, cela me permet de le faire réfléchir sur ce qu’il est en train de voir et ce qui est en train de se passer».
Pour monter cette vaste exposition internationale, c’est aux écoles que le Musée de l’Elysée a fait appel. A propos, quelle est l’importance d’une école dans la trajectoire d’un photographe selon Matthias Bruggmann?
«J’ai appris sur le terrain – la photographie de guerre, cela ne peut pas s’apprendre dans une école. Mais la possibilité d’étudier est quelque chose qui apporte beaucoup au travail sur le terrain. Pour moi, ce sont deux choses indissociables», répond-il.
L’exigence de l’œil
11 artistes suisses ont été retenus pour reGeneration, dont six en provenance de l’ECAL, la Haute école d’arts appliqués de Lausanne. Son directeur, Pierre Keller, est enthousiaste: «Je viens de découvrir la partie de l’Espace Arlaud, c’est remarquable, avec un accrochage parfait et à 99% des travaux de haute qualité.»
Le très peu conformiste Pierre Keller est-il un partisan inconditionnel de la scolarisation du photographe en herbe? «Je suis l’exemple précis d’un photographe atypique, dit-il, ayant fait toute sa carrière sans avoir jamais suivi de formation technique ou d’école de photo. J’ai un œil, je sais ce que je fais, et je sais ce que je veux».
Et d’ajouter: «Il y aura toujours des autodidactes. Mais l’école permet un espace de travail, elle offre quelques années pour réfléchir, elle permet cette rencontre fabuleuse avec les gens qu’on fait venir de l’extérieur, et ça, vous ne l’avez pas si vous travaillez seul chez vous.»
En tant que directeur, ce qui le réjouit dans le cadre de reGeneration, c’est «pour l’ECAL de pouvoir se comparer, au niveau international, avec toutes ces autres écoles». Une chose le frappe en particulier: «Je vous défie de pouvoir dire où est le photographe américain, l’Allemand ou le Suisse… C’est impossible!» constate-t-il.
William Ewing se refuse à envisager ce que sera la photographie dans 20 ans… Pierre Keller s’y risquerait-il? «Je pense que la photographie se mettra en valeur en fonction d’un œil, d’un regard, et surtout d’une qualité de travail. Soit un travail totalement destroyed, soit un travail impeccable… On sent dans les travaux de ces jeunes créateurs une perfection, due bien sûr souvent au numérique, mais aussi à l’exigence de l’œil», répond-il.
swissinfo, Bernard Léchot à Lausanne
L’exposition «re.Generation» se tient jusqu’au 23 octobre au Musée de l’Elysée et à l’Espace Arlaud, à Lausanne.
Elle présente 350 images de 50 jeunes photographes de 21 nationalités, issus de 29 écoles.
Les cinq continents sont représentés.
Onze photographes suisses ou liés à la Suisse sont de la partie.
A cette occasion est publié un ouvrage de 228 pages. Il est édité parallèlement à Lausanne, Paris, Londres et New York.
– Le Musée de l’Elysée a été fondé en octobre 1985 par le journaliste Charles-Henri Favrod.
– Grâce au travail de ce passionné, aux innombrables expositions qu’il a montées et dont certaines ont parcouru le monde, le musée a acquis une solide notoriété.
– Le fondateur a quitté la direction du musée à fin 1995. Il a alors été remplacé par le Canadien William Ewing. La transition ne s’est pas faite sans douleur ni conflits.
– Auparavant, ce sociologue et écrivain avait ouvert la galerie de photos Optica, puis fondé le Centre pour l`art contemporain à Montréal. Il a également dirigé des expositions à l`International Centre of Photography de New York, et été conservateur indépendant à Londres.
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