Ai Weiwei, juré virtuel à Genève, faute de passeport
L'artiste contestataire chinois Ai Weiwei, superstar en Occident mais répudié dans son pays, préside à distance le jury du Festival du Film sur les Droits Humains de Genève. Dans l'interview accordée à Pékin à swissinfo.ch, le rebelle assure que seule sa disparition le réduira au silence.
Pour sa 11e édition, le Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH) donne un coup de projecteur sur les artistes «qui se retrouvent en première ligne pour faire voler en éclats les régimes autocrates, les forces obscurantistes et les injustices», selon les mots du directeur du festival Léo Kaneman et consacre le 7 mars une soirée aux formes actuelles de contestation en Chine, dont celle du célèbre artiste Aï Weiwei, qui préside depuis Pékin le jury du FIFDH.
swissinfo.ch: Grâce à internet, vous pouvez présider le jury du Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève (FIFDH), malgré l’interdiction qui vous est faite de sortir de Chine. Est-ce qu’on vous dit pourquoi vous êtes toujours bloqué en Chine?
Ai Weiwei: Le FIFDH de Genève m’a fait l’honneur de m’inviter à être membre du jury. Les droits fondamentaux de tout citoyen incluent la liberté de voyager et de communiquer. Aujourd’hui, mes droits sont limités. Ni la police, ni le gouvernement ne m’ont donné d’explications claires lorsque j’ai été emprisonné, stigmatisé et aujourd’hui empêché de me déplacer. On ne m’a jamais clairement dit pourquoi.
Mais toutes ces entraves ont eu un grand impact sur ma vie personnelle et sur ma création, cela m’a forcé à trouver une nouvelle voie.
swissinfo.ch: Cette interdiction de voyage, vous la ressentez comment?
AWW: Si j’avais pu me rendre à Genève, la communication directe avec les autres membres du jury et avec les organisateurs de toutes ces activités liées aux droits humains aurait été sans doute une source d’inspiration pour moi.
Donc limiter ainsi la liberté d’un artiste vise à supprimer son influence et à rendre impossible la communication entre l’artiste et la société. Mais en même temps, d’un point de vue plus positif, c’est un dilemme d’un nouveau genre qui m’encourage à trouver de nouvelles voies et un nouveau langage pour le dépasser.
Fils d’un grand poète répudié sous Mao, Ai Weiwei – 55 ans – est certainement le plus provocateur, le plus rebelle, mais aussi le plus célèbre des artistes chinois contemporains.
Ses créations sont exposées aux quatre coins du monde, et notamment en Suisse, où il entretient d’étroites relations avec l’ancien ambassadeur et collectionneur Uli Sigg.
De 2005 à 2008, il conçoit avec les architectes suisses Herzog et De Meuron le « Nid d’oiseau », le fameux stade des jeux olympiques de Pékin, dont il appellera peu après au boycott.
En 2008, Ai Weiwei lance une campagne sur internet pour dénoncer le silence des autorités autour du séisme du Sichuan et ses dizaines de milliers de morts. Il crie son indignation face à ces « écoles en tofu » qui s’écroulent comme des châteaux de cartes, parce que l’argent de leur construction est allé dans les poches d’officiels corrompus.
Devenu très dérangeant, l’activiste subit les affres de la répression: passages à tabac, emprisonnement, condamnations, assignation à résidence. La profondeur de sa déchéance est inversement proportionnelle à sa notoriété internationale.
Artiste parmi les plus cotés du moment, Ai Weiwei est aussi devenu le symbole de la résistance du peuple chinois face à un pouvoir de plus en plus décrié.
Alain Arnaud
swissinfo.ch: Le premier ministre chinois Wen Jiabao vient de déclarer devant le parlement que la Chine devait intensifier son effort de promotion de la culture. Vous y croyez?
AWW: Je n’ai pas suivi le discours du premier ministre Wen, car les belles paroles sans contenus me fatiguent énormément. Je crois qu’ils nous racontent les mêmes mensonges depuis 60 ans, se répètent incessamment, sans la moindre gêne.
Toute la politique culturelle du parti est une négation de la culture, elle s’oppose au genre humain. Elle limite fondamentalement la liberté d’expression des citoyens. Aujourd’hui, comme les jeunes n’ont pas la liberté de s’exprimer et de s’informer, ils n’ont ni passion ni imagination.
Dans une société pareille, comment pourraient-ils générer une puissance créatrice? Mensonges! Ce sont des mensonges et tout le monde le sait bien.
Ou alors, ils génèrent une créativité infâme. Aujourd’hui, la Chine produit ce qu’elle appelle des « réalisations remarquables », qui sacrifient la créativité et l’imagination de la nation. Nous vivons dans une société esclavagiste moderne, qui rêve de puissance et de richesse tout en niant l’idée de civilisation spirituelle.
swissinfo.ch: Pourtant, le nouvel homme fort de la Chine – Xi Jinping – affiche une volonté de changement bien visible. Réelle ou feinte?
AWW: Tout observateur rationnel qui regarde la Chine d’aujourd’hui aura tôt fait de conclure que sous ce régime, faute d’une réelle volonté de changement, toutes les prétendues réformes resteront impossibles.
Peu importe qui prend le pouvoir, ce sera toujours comme ça, parce que les dirigeants sont toujours des produits du système et ne vont rien entreprendre qui s’oppose aux principes mêmes ou à l’éthique de ce système.
Donc tout espoir finira par éclater comme une bulle de savon.
swissinfo.ch: Certains affirment que sans réforme politique substantielle, le parti communiste chinois pourrait s’effondrer dans les cinq ans.
AWW: Aucun parti, aucun régime qui bafoue les valeurs fondamentales des êtres humains ne devrait exister; il devrait disparaître non pas dans, mais avant cinq ans. Mais la situation chinoise surprend régulièrement tout le monde.
Lorsqu’un régime ne jouit pas d’un pouvoir légitime, lorsqu’il fait payer à son territoire et ses citoyens le coût de son maintien aux commandes, comment le pays pourrait-il se renouveler? C’est une question très perturbante. Il est vrai que nous ne voyons aucune échéance. Mais nous sentons sans cesse que cela [l’effondrement du parti] pourrait arriver à tout moment. Voilà où nous en sommes aujourd’hui.
swissinfo.ch: Lorsque vous dessiniez le stade olympique de Pékin, vous étiez admiré et acclamé en Chine. Puis vous êtes devenu de plus en plus critique, provocateur, et les ennuis ont commencé. Vous ne craignez pas pour votre sécurité?
AWW: En tant qu’architecte, je n’ai jamais bénéficié d’aucune protection. Ce sont les architectes suisses Herzog et De Meuron qui m’ont invité à participer à la conception du Nid d’oiseau [le stade olympique de Pékin]. La Chine n’invite jamais aucun particulier à participer aux projets d’Etat.
Par ailleurs, je ne fais jamais de provocation délibérée. Je me contente de poser des questions simples. Par exemple, si je perds mon chat, je vais demander où mon chat est allé. Idem lorsque tant de gens sont morts après le tremblement de terre [du Sichuan en 2008]. J’ai demandé où sont passés tous ces enfants morts, pourquoi leurs écoles se sont effondrées, pourquoi elles étaient aussi mal construites. Je crois que tout le monde se doit de poser des questions. Ne pas le faire, c’est risquer le désastre.
Quant à savoir si j’aurai plus d’ennuis, je peux rassurer tout le monde: non! Car mes ennuis sont déjà suffisamment lourds à porter. Je pense que le pire qui pourrait m’arriver, c’est que je disparaisse. Mais ce serait un moindre mal, parce que je n’ai jamais vraiment existé dans ce bas monde. C’est juste une coïncidence si je m’y trouve actuellement.
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