«Alain Tanner représente la dissidence suisse»
A Paris, la Cinémathèque française consacre au réalisateur genevois une rétrospective jusqu'au 15 février. Elle débarquera en Suisse en mars. Entretien avec le Français Frédéric Bas, journaliste à France Culture, qui connaît très bien Tanner, l'homme et le cinéaste.
C’était il y a tout juste dix ans. Frédéric Bas rencontrait alors pour la première fois Alain Tanner, à Paris, où le cinéaste suisse présentait «Jonas et Lila, à demain», son dernier film à l’époque.
De cette rencontre-là est née une amitié et une curiosité vis-à-vis de la Suisse. Cette Suisse éternelle que Frédéric Bas a commencé à découvrir à travers les yeux de Tanner, lorsque ce dernier l’emmenait manger au bord du lac Léman et lui disait: «Regarde comme c’est beau, mais c’est ‘infilmable’ tellement que c’est beau».
Aujourd’hui, lorsqu’il raconte cette anecdote, Frédéric Bas rit de bon cœur et lance: «Vous comprenez, il faut à Tanner beaucoup d’aspérité pour filmer, tout ce qui est lisse ne lui convient pas».
Alors la beauté suisse, Frédéric Bas a appris à l’apprécier dans les films de son ami dont il nous parle à l’occasion de la rétrospective que la Cinémathèque française consacre (du 14 janvier au 15 février) à l’auteur de «La Salamandre». Entretien.
swissinfo: Si vous étiez un spectateur néophyte et que vous découvriez pour la première fois l’œuvre de Tanner grâce à cette rétrospective, que vous seriez-vous dit?
Frédéric Bas: Si je prends en considération la première période de Tanner avec ses longs métrages des années 60 et 70, comme «Charles mort ou vif» ou «La Salamandre», je me dis que c’est un cinéaste viscéralement politique, attaché à cette époque d’utopies idéologiques. Ces films d’alors offrent un paysage d’une très grande liberté où l’on se moque des capitalistes, les ennemis à abattre, sans animosité aucune. On les critique tout en rigolant.
Si je considère maintenant la période des années 80, avec des films comme «Dans la ville blanche», je me dis qu’il y a chez Tanner un retrait des «choses» politiques, avec un ton moins drôle, plus mélancolique. Je reste touché par ce retrait du monde, quelque peu poétique, où le cinéaste contourne le réel, évite de s’y coller. Pour moi, Tanner est une montagne suisse à deux versants, l’un facétieux l’autre grave.
swissinfo: Comment expliquez-vous que cette «montagne» imposante ne soit pas aussi connue à l’étranger qu’un Jean-Luc Godard, par exemple, qui, lui, est une star du cinéma mondial?
F.B. : La grosse différence entre les deux hommes, c’est que Godard n’a jamais joué la carte de la modestie et de l’humilité. Il est un conquérant du cinéma, un cinéphile acharné qui a envie de faire des films en en regardant d’autres. De surcroît, il a été porté, dans les années 60, par «La Nouvelle Vague» en France, un mouvement de critique et de création cinématographique qui a largement contribué à sa notoriété.
C’est donc tout le contraire de Tanner qui, lui, tourne pour faire avancer le cinéma. Son œuvre, au même titre que celle de Goretta, Soutter ou Schmidt (ceux qui formaient alors le Groupe des 5) est à mettre sous la bannière «Nouvelle vague» suisse liée, quant à elle, à la vie sociale et économique d’un pays très différent de la France.
swissinfo: Au sujet de cette «Nouvelle vague» suisse, l’auteur bernois Paul Nizon écrit dans les années 70 ceci: «Les Romands découvrent ou prospectent la petite possibilité de vie qui est cachée en Suisse. Peut-être qu’ils redonnent courage, qu’ils aèrent la prison». Qu’en pensez-vous?
F.B. : Je n’ai pas vécu en Suisse pour pouvoir la stigmatiser comme «prison». Mais à mes yeux, Tanner représente une Suisse dissidente. Au même titre que Godard, il fait souffler un revigorant air de liberté sur le cinéma helvétique. Et ce, grâce surtout à son humour décalé, à cette façon singulière de poser les problèmes, de fixer les choses en peu de mots, d’être toujours entre la charade et l’aphorisme philosophique. Voilà pour le ton…
swissinfo: … Et pour le contenu?
F.B. : Le contenu n’était pas toujours du goût des spectateurs, peut-être justement parce que Tanner portait en lui cette «dissidence» dont je parlais. Quand il sort en 1969 «Charles mort ou vif», certains de ses compatriotes, les critiques de cinéma, lui reprochent le climat sale de ce film où les personnages sont bavards et parlent comme de vulgaires gauchistes. Tanner et ses confrères du «Groupe des 5» ont été en quelque sorte les béliers incorrects du septième art dans leur pays. Mais c’est à ce prix seulement qu’ils sont devenus les pionniers du cinéma moderne suisse.
Interview swissinfo, Ghania Adamo
Né à Genève le 6 décembre 1929.
Il fait des études de sciences économiques à l’Université de Genève.
Entre 1952 et 1953, il est écrivain de bord dans la marine marchande.
De 1955 à 1960, il travaille d’abord au British Film Institute de Londres puis comme assistant-réalisateur aux Studios de Joinville en France.
En 1962, il crée l’Association suisse des réalisateurs puis il siège, jusqu’en 1967, à la Commission fédérale du cinéma.
Il a été jury de plusieurs festivals dans le monde.
Ses films ont fait l’objet de nombreuses rétrospectives en Europe et aux Etats-Unis.
Né en France, il fait des études d’Histoire à l’Université de Paris VIII.
Il se consacre ensuite au cinéma et devient journaliste à France Culture et à Chronicart.
Parallèlement, il enseigne l’histoire et la géographie dans un collège parisien.
Il est notamment l’auteur d’une postface «Tanner ou l’optimisme», publiée dans «Ciné-mélanges», un livre signé Alain Tanner et paru aux éditions du Seuil en 2007.
En conformité avec les normes du JTI
Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative
Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !
Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.