Assurer les œuvres: les musées suisses étranglés
Peut-on assurer un Van Gogh en cas de perte ou de destruction totale? Le Kunstmuseum de Bâle répond «oui» puisqu'il organise une grande exposition dès avril. Mais, si les coûts continuent à augmenter, les Suisses devront peut-être se passer de grandes expositions...
Le collectionneur Ernst Beyeler avait été le premier à tirer la sonnette d’alarme: après les attentats du 11 septembre 2001 et une augmentation de 20% des primes d’assurances de sa collection, le Bâlois avait dénoncé la hausse, mettant en garde contre la difficulté de plus en en plus grande à organiser des expositions.
Quelques années plus tard, son nouveau directeur, Sam Keller a remis la compresse. «Les primes ont explosé», a-t-il déclaré lors de la conférence de presse annuelle de la Fondation Beyeler en janvier.
«Tout le monde est concerné, nous le constatons en parlant avec nos collègues, en Suisse et à l’étranger, subventionnés ou non, ajoutait Sam Keller. Or les millions versés chaque année aux assurances ne peuvent plus être investis dans les expositions, les achats d’art ou la médiation de l’art. C’est dommage.»
S’il est impossible d’obtenir un chiffre ou une estimation sur l’augmentation de ces primes, les musées donnent des exemples. A la fondation Beyeler, la couverture d’assurance coûte entre 25 et 50% du budget d’une exposition.
«Les frais d’assurance et de transports représentent jusqu’à 50%, voire plus, des frais totaux d’une exposition», indique de son côté Urs Reimann, directeur administratif du Kunstmuseum de Bâle.
Plus chers que la production…
Le Musée de l’Elysée à Lausanne va dans le même sens: «Pour une de nos expositions de 2008, les coûts de transports et d’assurance ont été l’équivalent de deux fois et demi les coûts de production soit, dans ce cas, de 65% des frais globaux de ce projet», répond Nathalie Herschdorfer, conservatrice et responsable de la gestion des expositions.
A Zurich, le directeur du Kunsthaus Christoph Becker va jusqu’à évoquer les proportions «inquiétantes» prises par les primes d’assurance ces dix dernières années. «Cela va bientôt empêcher les musées d’organiser des expositions au rayonnement international», craint le directeur.
Déontologie: on prête gratuitement
«Tous les musées ont des craintes», confirme David Vuillaume, secrétaire général de l’Association des musées suisses (AMS). Les coûts d’assurance mettent en cause la capacité des musées de moyenne importance de prêter et d’emprunter des œuvres.
Car le Code de déontologie de l’ICOM prévoit que l’on doit mettre ses œuvres gratuitement à la disposition des autres musées. «Cela permet notamment de simplifier les échanges», explique David Vuillaume.
Or les prêteurs formulent des exigences de plus en plus élevées, non seulement en termes d’assurances mais aussi de sécurité des transports. «Nous sommes obligés de construire des caisses de plus en plus sophistiquées qui ne voyagent qu’accompagnées par un courrier, dit Sam Keller.»
Explosion des prix des œuvres
Les raisons de cette évolution sont à chercher, selon l’avis unanime de tous les interlocuteurs, dans l’explosion des prix sur le marché de l’art.
«Ce qui a le plus changé, ce sont les prix des œuvres, qui ont pris l’ascenseur, de même que les tarifs des réassureurs, que l’on ne peut éviter complètement de reporter», explique ainsi Markus Beck, responsable de la division «Art» de Nationale Suisse, un des principaux assureurs sur le marché de l’art, qui détient aussi une importante collection.
La prime d’assurance se base sur la valeur de l’œuvre d’une part, explique Markus Beck, mais elle est aussi liée au nombre d’œuvres à assurer.
«Dans l’évaluation, nous tenons aussi compte de critères tels que le personnel à disposition, l’existence et l’état du dispositif d’alarme ou l’existence d’un concept de sécurité. Des montants à assurer importants nécessitent des mesures de sécurité adéquates.»
L’assureur conteste toutefois qu’il y ait eu une explosion des primes: «La prime correspond toujours à un certain taux entre la valeur de l’œuvre et la somme assurée. Or ce taux est resté le même.»
Markus Beck ne nie pas en revanche que «les risques sont restés les mêmes: une œuvre peut brûler, subir des dégâts d’eau, être volée, endommagée – et cela même par le balai d’un agent d’entretien. Il n’en reste pas moins que, si la probabilité de dégât est faible, lorsque celui-ci survient, le montant à couvrir est énorme.»
Garantie d’Etat
Si énorme qu’une assurance seule ne peut souvent plus couvrir les risques sans partenaires. Des consortiums se créent ainsi pour des expositions.
Et, dans de très nombreux pays, l’Etat apporte sa garantie, selon des modèles qui varient d’un pays l’autre (critères d’attribution, degrés de couverture, etc).
Selon une étude réalisée en 2004 par les Musées nationaux français et allemands, 17 pays européens, sur les 37 étudiés, connaissent ce système de «state indemnity». La Suisse n’en fait pas partie, au même titre que la Belgique, Chypre, l’Estonie, ou le Portugal, pour n’en citer que quelques-uns.
Dans la nouvelle loi?
Le projet de nouvelle Loi sur l’encouragement à la culture actuellement débattu aux Chambres fédérales (la discussion reprend en mars) permettrait à la Confédération de contribuer à des projets. Sont cités en exemple: «une rénovation, ou une exposition, pour autant qu’elles présentent un intérêt national.»
A l’Elysée à Lausanne, chez Beyeler, à Bâle et à Zurich, la même revendication résonne: la Suisse doit elle aussi se doter d’une garantie d’Etat, clament ces musées. «C’est urgent», lance Urs Reimann.
Adieu les grandes expos…
«Sans garantie d’Etat d’ici trois ou cinq ans, les conséquences seront visibles sur le paysage des expositions dans toute la Suisse, spécialement dans les maisons à la pointe, à Genève, Bâle ou Zurich», craint Christoph Becker.
«Nous ne pourrons plus faire de grandes expositions en Suisse tout simplement parce que nous ne pourrons plus payer les assurances. Or il y assez de modèles existants, cela ne sera pas un tour de force d’instaurer un tel système…» ajoute le Zurichois.
Van Gogh: «Problèmes particuliers…»
Une de ces grandes expositions est en train de voir le jour. Le Kunstmuseum de Bâle fait venir 70 paysages de Van Gogh en provenance de 30 musées du monde entier.
Il lui faudra 500’000 visiteurs pour rentrer dans ses frais, même subventionnés par une grande banque. Le directeur administratif Urs Reimann ne donne aucun chiffre sur les montants assurés. Le quotidien Basler Zeitung a évoqué deux milliards de francs.
Il confirme à demi-mots: «Vous pouvez imaginer qu’avec de telles œuvres, les assureurs ont été placés devant des problèmes particuliers…»
swissinfo, Ariane Gigon, Zurich et Bâle
Vols. Le 10 février 2008, des voleurs armés avaient subtilisé en plein jour quatre tableaux du musée de la Collection Bührle à Zurich.
D’autres vols à la même époque avaient déclenché un vent de panique.
«Globalement, les musées suisses sont bien assurés, indique David Vuillaume, de l’Association des musées suisses (AMS). Mais sur les mille musées que compte le pays, il y a des catégories totalement différentes, des grands aux petits, avec des couvertures plus ou moins satisfaisantes. Les petits et moyens musées, qui forment quelque 40% des musées, ne sont pas tous assurés comme les institutions de plus grande taille.»
Du côté des assurances, Markus Beck, responsable du secteur Art de Nationale Suisse, est lui aussi circonstancié.
«Certains grands musées sont très bien assurés, d’autres grandes institutions présentent des lacunes tandis que de petites maisons sont très bien couvertes. Nous avons recommandé aux musées de vérifier leur couverture.»
L’AMS vient de lancer un sondage parmi ses membres. L’idée est d’aboutir à une check-list en cas de besoin. Une journée professionnelle «Musées et sécurité» aura lieu à Zurich le 29 juin prochain.
Risques faibles. Le marché de l’assurance d’œuvres d’art est en pleine expansion, selon les responsables de musées. «Les risques sont si faibles et les primes si hautes que même les petits assureurs proposent des offres», selon Christoph Becker, directeur du Kunsthaus de Zurich.
Acteurs nombreux. De nouveaux acteurs sont effectivement apparus, mais les maisons «traditionnelles» peuvent se prévaloir de leur expérience, qui n’est pas un mince avantage dans un domaine où l’appréciation des risques et des valeurs en jeu est peut-être plus subjective qu’ailleurs.
Les grands. Ainsi, Nationale Suisse fait partie, avec Uniqa, Axa Art, la Bâloise et Allianz des trois ou quatre maisons d’assurance qui offrent toute la palette d’assurances dans le domaine de l’art.
Les petits. D’autres assureurs sont spécialisés dans les galeries, d’autres dans les musées, d’autres encore dans les collections privées. De leur côté, les musées recourent aussi à des «brokers» indépendants pour analyser les offres.
La crise. La demande en assurances pour les œuvres d’art a quelque peu progressé ces dix dernières années. «Mais avec la crise, des assurés ont commencé à remettre leur couverture en question. Beaucoup ont résilié certains risques et n’ont gardé que l’assurance contre le feu», dit Markus Beck.
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