Au Maghreb, la francophonie sur la défensive
Face au rapprochement politique, économique et culturel que les Etats-Unis ont amorcé avec les pays du Maghreb, le français tente de se défendre. Mais la tâche est difficile - même au cœur du monde universitaire.
Au Maghreb, dans le domaine académique, l’anglais n’a cessé de gagner du terrain au détriment du français, surtout que chercheurs et universitaires se trouvent de plus en plus contraints à rédiger leurs travaux de recherche dans la langue de Shakespeare pour être validés et publiés.
Jalloul Azzouna, professeur de français à la faculté des lettres de l’Université de Tunis, nous a affirmé que sa femme, spécialisée dans les disciplines scientifiques, a dû fournir un effort particulier pour l’apprentissage de l’anglais afin de rédiger ses recherches dans cette langue et les voir publiées dans des revues-références… Beaucoup d’universitaires tunisiens ont emprunté la même voie pour que leurs communications soient acceptées dans les colloques internationaux.
Ironique, Jalloul Azzouna constatait que ceux qui écrivent en français pensaient augmenter leur lectorat, mais que les pays francophones sont en nombre restreint, tandis que l’anglais permet de conférer à une publication une véritable dimension internationale. Il concluait que le français mène dans ces contrées un combat d’arrière-garde, les doctorants en sciences exactes rédigeant leurs thèses exclusivement en anglais.
Dépasser «l’obstacle linguistique»
C’est sous cet angle-là qu’il faudrait lire les déclarations d’Elias Zerhouni, envoyé spécial des États-Unis pour la Science et la Technologie auprès du monde musulman, lors de sa tournée maghrébine en mars dernier.
Il mettait en effet l’accent sur la nécessité de dépasser «l’obstacle linguistique», exhortant les élites de l’Afrique du nord à se mettre à l’anglais. Ainsi rappelait-il à cet effet que 90% de la masse d’informations circulant dans le monde est dans la langue de Shakespeare.
Abdessamad Belkbir, universitaire marocain, remarque lui aussi que l’anglais est en train de menacer la prépondérance du français, rappelant la création de l’université «Al-Akhawayne» (Les deux frères) à Ifrane, au Maroc, sous Hassan II. Dispensant ses cours exclusivement en anglais, cette université voit ses diplômés se faire embaucher à un rythme plus soutenu que leurs collègues des universités francophones.
Ce professeur de littérature arabe à l’université de Marrakech rappelle également le soutien apporté par les Etats-Unis depuis l’époque de Roosevelt aux mouvements indépendantistes maghrébins dans l’espoir d’ouvrir une brèche dans l’empire colonial français.
Un effort relayé aujourd’hui par le soutien de Washington aux composantes de la société civile maghrébine, autour de thèmes nouveaux, dont notamment la lutte pour l’égalité entre les deux sexes, la protection de l’environnement et la liberté d’expression. Selon Abdessamad Belkbir, les Américains ont pesé de tout leur poids pour envoyer 20’000 étudiants algériens et 4000 marocains dans leurs universités.
La constitution de la Commission américano-marocaine pour la coopération culturelle, dont le siège se trouve à Rabat, la capitale marocaine, aurait notamment pour objectif de décrocher des bourses à ces étudiants. Les Etats-Unis soutiennent également les associations de diplômés des universités américaines, sans oublier le rôle joué par les centres culturels américains et britanniques dans l’apprentissage de l’anglais.
Rien qu’à Marrakech, le nombre de personnes qui apprennent l’anglais a grimpé de 3000 à 10’000 en l’espace de deux ans. Cette compétition entre anglophones et francophones a atteint le sommet même de l’establishment: il y a des ministres francophones et d’autres trilingues.
Le cas tunisien
L’apprentissage de l’anglais ne cesse de se propager également dans la population: ainsi, en Tunisie, si le British Council de Tunis vient de déménager dans des locaux ultramodernes, équipés de moyens sophistiqués, la Médiathèque Charles De Gaulle ne sera réaménagée en Centre culturel français que l’année prochaine, selon l’ambassadeur de France Pierre Ménat. Lequel explique qu’il s’agit de regrouper tous les services culturels français dans un complexe capable d’assurer le rayonnement culturel souhaité.
Le français n’étant une langue officielle ni en Algérie, ni en Tunisie, ni au Maroc, Pierre Ménat se félicite que la Tunisie ait accordé au français le statut de deuxième langue du pays.
Sous le protectorat, le français était imposé dans les institutions et particulièrement l’éducation. À partir de l’indépendance en 1956, le pays se dirigea progressivement vers l’arabisation de l’éducation et des services. L’administration reste toutefois massivement bilingue.
Aujourd’hui partenaire de la Francophonie, la Tunisie compte plus de trois millions de francophones, ce qui représente près de 32% de sa population. En Algérie également, le français reste extrêmement répandu: avec près de 16 millions de locuteurs (47% de la population), il est le deuxième plus grand pays francophone au monde après la France.
Trilinguisme
Dans le trilinguisme qui s’installe, le Maghreb hiérarchise les langues dans l’ordre arabe-français-anglais.
Si, par rapport au passé, le français a beaucoup régressé en termes de compétences linguistiques, il s’est beaucoup répandu par le biais de la scolarisation dans les années 80. Autrement dit, la jeunesse actuelle maîtrise moins bien le français que les générations précédentes, mais le nombre des locuteurs est en progression constante.
Dans les pays du Maghreb, si l’ancrage francophone est encore si fort, c’est sans doute aussi grâce à la télévision: beaucoup de familles maghrébines regardent souvent les chaînes francophones. Et aux mouvements de population: l’émigration constitue également un vecteur important de la diffusion du français. Beaucoup de familles ont des parents en France, et les mariages mixtes sont fréquents. L’impact du tourisme, enfin, demeure très important, les français étant une des principales nationalités à visiter massivement et régulièrement la région.
Rachid Khechana, Tunis, swissinfo.ch
La Tunisie et le Maroc sont des Etats membres de l’Organisation international de la Francophonie (OIF), mais pas l’Algérie, pourtant deuxième plus grand pays francophone au monde après la France.
Les Etats-Unis ont amorcé une réelle avancée avec les pays maghrébins dans tous les domaines y compris les échanges commerciaux qui ont triplé durant les trois dernières années, de 10,3 à 29 milliards de dollars.
La Libye, dont les échanges commerciaux avec les Etats-Unis se sont multipliés par treize, a été le premier bénéficiaire de cette évolution. Cela faisait suite à l’ouverture de son marché aux produits américains après vingt années de rupture (de 1982 à 2003), aggravées par sept ans d’embargo.
En dépit de cette évolution rapide, l’écart demeure grand entre les Européens et les Américains: les échanges avec le Maghreb n’excèdent pas 1% du commerce international américain.
Et les échanges avec les Etats-Unis ne représentent que 10% des rapports commerciaux maghrébins avec le monde extérieur.
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