Avec John Bernhard sur les routes américaines
Le photographe genevois John Bernhard vit à Houston, Texas, depuis plus de trente ans. C’est avec des mots que, dans «America’s Call», il a choisi de raconter, en anglais, le long voyage qui, en 1978-1979, lui avait fait découvrir le continent nord-américain. Entretien.
Cela commence à Toronto, hiver 1978. John et son ami Alain débarquent sur le continent américain, sac au dos, et plein de rêves dans la tête.
Pour John, l’équipée se terminera à New York au printemps 1979, sans Alain, qui a dû abandonner la partie faute d’argent, mais avec Tina, joli souvenir texan… qui va devenir sa première épouse.
Entre ces deux moments, un parcours de plus de 45.000 km, qui inclura la traversée du Canada d’est en ouest, puis les Etats-Unis: grandes plaines, côte est de Boston à Miami, Louisiane, déserts de l’Ouest, Californie, avant de revenir à l’est par le Colorado, le Texas…
«America’s Call» est à la fois un journal de bord, un chaleureux livre de voyage – John Bernhard en réfère d’ailleurs à Nicolas Bouvier – et le reflet d’une époque. Ainsi que l’explication d’un choix de vie: moins d’un an après son retour à Genève, John Bernhard partira s’installer définitivement à Houston – où nous l’avons joint par téléphone.
swissinfo.ch: Vous vivez aux-Etats-Unis depuis 1980. Pourquoi avoir ressenti maintenant le besoin de raconter cet «appel» de l’Amérique?
John Bernhard: Je pense que la raison principale, c’est les changements intervenus dans ma vie, en devenant un peu plus vieux, un peu plus sage. Et puis les bouleversements aux USA, mon pays d’adoption. L’Amérique a changé. C’est l’histoire d’un voyage qui se passe à la fin d’une époque, la fin des années 70. Ce livre, c’est un souvenir, un instantané de ce temps-là.
swissinfo.ch: Vous vous êtes basé sur le journal que vous teniez à l’époque. Mais trente ans, c’est beaucoup. Quelle part de reconstruction y a-t-il dans votre récit?
J.B.: Je n’aurais pas pu écrire ce livre si je n’avais pas eu mon journal en main. J’y notais les endroits, le temps passé, les dépenses, toutes nos aventures. Ce journal a survécu à travers les années, je l’ai relu souvent, il faisait un peu office de lien mental, comme une voix du passé qui gardait mes souvenirs vivants, avec une certaine nostalgie. Je suis resté très fidèle aux faits, mais j’ai dû réinventer les conversations entre les gens, qui ne figuraient évidemment pas dans mon journal.
swissinfo.ch: Voyage initiatique, voyage de découverte: la réalité américaine, les différences avec l’Europe, mais aussi, sur un plan moral, l’apprentissage de la rupture. Un tel voyage implique de quitter souvent des lieux, des gens auxquels on pourrait s’attacher.
J.B.: Cela va d’ailleurs avec la mentalité américaine: ici, on vit beaucoup cela, surtout dans une grande ville comme Houston. Les gens vont, viennent, les ruptures sont constantes. Sans parler des ruptures de travail, les challenges permanents. Il y a des gens qui sont médecins et qui deviennent avocats! En Amérique, il y a sans arrêt une réinvention de sa propre vie.
Lors de mon voyage, j’ai tout de suite embrassé cette manière de vivre et cette culture. Alors qu’en Suisse je me sentais souvent un peu claustrophobe, pas seulement à cause de la taille du pays, mais aussi de la mentalité. Des collègues, ou ma famille, qui n’arrivaient même pas à comprendre que je veuille partir, faire des expériences. Pour eux, j’avais un bon travail à Genève, pourquoi partir aux USA, pourquoi changer de job?
swissinfo.ch: Votre voyage est aussi une épopée sexuelle assez débridée…
J.B.: J’ai dû essayer d’expliquer ça à ma femme! Il faut réaliser que c’était la fin des années 70, dans la prolongation de la révolution sexuelle féminine des années 60. C’était très facile de rencontrer quelqu’un du sexe opposé et d’avoir des aventures un peu partout. Ce qui est assez ironique au vu de l’Amérique pudique telle qu’on la connaît. Aujourd’hui, avec la peur du sida, l’augmentation du nombre de conservateurs en Amérique, il y a un retour à la pudeur. Même mes enfants sont beaucoup plus réservés que je ne l’étais à l’époque.
swissinfo.ch: Votre récit est émaillé de références helvétiques, d’Albert Gallatin au photographe Robert Frank en passant par le peintre Karl Bodmer. Un reste de patriotisme?
J.B.: Oui, je ne nie pas un certain patriotisme envers ma Suisse natale. Mais je suis aussi un fou d’Histoire. Là, ce qui était intéressant à constater, c’est l’accomplissement des Suisses au cours de l’Histoire américaine. Et beaucoup de gens, suisses comme américains, l’ignorent. Gallatin a quand même négocié l’achat de la Louisiane avec Napoléon pour Jefferson!
swissinfo.ch: Aux USA, vous découvrez beaucoup de choses. Par exemple, à Chicago, le racisme. Mais aussi le sens de l’hospitalité américain. Un élément déclencheur de votre expatriation définitive?
J.B.: C’est un aspect qui m’a impressionné. Et cela n’a pas changé aujourd’hui. Bien sûr, actuellement, l’autostop n’est plus praticable, les gens ne vont plus ouvrir leur porte à un routard barbu, même s’il porte l’écusson suisse. Depuis le 11 septembre, il y a une certaine peur envers l’immigrant, l’étranger. Mais l’hospitalité est toujours là.
swissinfo.ch: Les USA restent une terre de voyage. Mais le type de voyage que vous avez fait en 1979 serait-il encore possible aujourd’hui?
J.B.: Les jeunes, aujourd’hui aux USA, sont extrêmement pris par leurs études, très chères. Et on pousse tous les jeunes à en faire. C’est beaucoup plus difficile pour eux de dire à leur parents qu’ils prennent une année sabbatique alors que le 90% de la population s’endette pour placer ses enfants dans des universités.
Le deuxième handicap est ailleurs: l’autostop n’existe plus, les bus Greyhound sont devenus dangereux… Pour partir, il faut donc davantage d’argent, de la famille, une caravane ou un minibus. C’est plus difficile. A mon époque, je rencontrais tous les jours une dizaine de jeunes qui voyageaient comme moi.
Il y a aussi le fait qu’aujourd’hui, les jeunes voyagent avec Facebook. Mon expérience est peut-être une expérience de vieux, j’ai la cinquantaine. Mais j’espère que mon livre va inspirer des jeunes, peut-être même mes enfants…
swissinfo.ch: Vous êtes devenu photographe, donc un homme d’image. Que cela vous a-t-il fait de revenir à l’utilisation des mots pour raconter?
J.B.: On me demande souvent de faire des lectures, ou de parler de mon travail, et j’ai souvent de la difficulté à le faire. J’ai gardé ce côté suisse, je n’aime pas avoir l’impression de me vendre, ou de me vanter. Mais dans l’écriture, il y a cette recherche à l’intérieur de soi-même, c’est vraiment autre chose.
Ecrire devient soudain une sorte de transe, et le monde autour de vous s’arrête. J’ai passé des jours et des nuits enfermés à la maison, je n’allais même plus dans mon studio photo, qui est pourtant à dix mètres de chez moi, je ne répondais plus au téléphone, j’ignorais ma famille, je ne prenais même plus de douche! L’écriture, c’était quelque chose de nouveau pour moi, et j’ai beaucoup aimé cela.
Anglais. Ce récit de voyage (272 pages), écrit par John Bernhard en anglais, est publié chez
Dog Ear Publishing.
Français. Le Musée des Suisses dans le Monde au Château de Penthes, Genève, est en train de traduire le livre en français et le publiera aux Editions de Penthes début 2012.
Genève. John Bernhard est né en 1957 à Genève.
Road movie. Début 1978, il entame son ‘american tour’ qui durera plus d’une année.
Photographie. Emigré aux USA en 1980, il obtient un diplôme du New York Institute of Photograpy en 1984.
Houston. Domicilié à Houston, Texas, il y a conçu et construit son studio, sa galerie et sa maison.
Musées. On trouve ses photos dans les collections de plusieurs musées: Museum of Fine Arts, Houston; Akron Art Museum, Ohio; Denver Art Museum, Denver; New Mexico Museum of Art, Santa Fe; Polk Museum of Art, Floride; Museet for Fotokunst, Danemark; Musée de l’Elysée, Lausanne.
Monographies. Il a publié plusieurs ouvrages de photos, dont Nudes Metamorphs, Nicaragua, John Bernhard, Drift, Diptych, China, et Body Work.
Longue histoire. Les relations entre la Suisse et les Etats-Unis relèvent d’une longue tradition: entre 1700 et 2009, quelque 460’000 Suisses et Suissesses ont émigré aux Etats-Unis et on estime à un million le nombre des Américains ayant des racines suisses.
75.252. Actuellement, 75.252 Suisses (chiffre 2010) , soit plus de 10% des Suisses de l’étranger, vivent aux Etats-Unis.
Relations diplomatiques. En 1822 déjà, la Suisse ouvrit ses premiers consulats à Washington et à New York. Soixante ans plus tard (en 1882), elle établit à Washington sa première ambassade extra-européenne.
Intermédiaire. La Suisse représente les intérêts américains en Iran et à Cuba, et les intérêts cubains à Washington.
Entreprises. Plus de 550 entreprises suisses sont installées aux Etats-Unis. Elles emploient environ 400’000 personnes.
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