«Ce qui m’intéresse, c’est de rendre les artistes heureux»
«Souvent, la fidélité des artistes ne se gagne pas avec de l’argent, mais avec l’attention portée aux petits détails. L’artiste aime se sentir comme un roi». Tel était le credo de Claude Nobs. Une interview dans laquelle il évoque également (chose rare) sa propre disparition.
Il était l’ami de légendes de la musique comme Miles Davis, Freddie Mercury, David Bowie, Carlos Santana ou B.B. King. Disparu le 10 janvier 2013 à l’âge de 76 ans Claude Nobs aura réussi à porter Montreux sur l’Olympe des festivals et à faire connaître sa petite ville au monde entier.
swissinfo.ch l’avait rencontré en 2006 dans son chalet de Caux sur Montreux, qui domine le Lac Léman, face au panorama grandiose des Alpes vaudoises, valaisannes et savoyardes. A l’époque déjà, Claude Nobs assurait que le festival lui survivrait et que «les jeunes de grand talent» dont il était entouré seraient parfaitement capable de «voler de leurs propres ailes».
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Claude Nobs se raconte
swissinfo.ch: Comment a commencé l’aventure de Montreux?
Claude Nobs: En 1967, j’avais un rêve: faire connaître ma petite ville aux Etats-Unis. Nous avons commencé avec un budget très modeste. Aujourd’hui, ça vaudrait 6000 euros. Mes modèles étaient des festivals comme celui de Newport, qui attirait 10’000 personnes par soir, alors que nous étions déjà contents quand nous en avions 600 au Casino. Et l’année dernière [en 2005, ndlr], il y eu en tout 240’000 personnes qui sont passées à Montreux.
Au départ, l’idée était de se concentrer exclusivement sur le jazz, mais par la suite, nous avons offert des espaces également à d’autres musiques. J’ai commencé à trahir les puristes du jazz dans les années 70, en commettant ce «crime de lèse-majesté» de programmer quelque chose qui n’était pas du jazz. Et heureusement, depuis lors, nous invitons chaque année de plus en plus de musiciens d’autres horizons.
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Amoureux de la musique et entrepreneur
Quel est votre secret? Est-ce que c’est seulement une question de cachet?
La magie de Montreux réside dans les rencontres entre musiciens. Il y a des événements uniques, qui ne se répéteront pas. L’idée est de permettre aux artistes de sortir des sentiers battus et d’éviter de rejouer leur répertoire habituel. Les musiciens ne viennent pas à Montreux uniquement pour des questions d’argent. Au contraire, les autres festivals leur font souvent de meilleures offres.
Mais ici, nous les traitons comme des rois et nous leur offrons les meilleures conditions du monde, en termes de qualité de son, d’enregistrement et de technologie vidéo. En 1968, le pianiste Bill Evans a gagné un Grammy avec un album enregistré live à Montreux.
Claude Nobs est né en 1936 à Territet, à côté de Montreux. Apprentissage de cuisinier, puis travail à l’Office du tourisme de Montreux… en tant que comptable. Il a alors deux passions: les voyages et la musique. Sa passion pour le jazz et le rythm’n blues le conduit à organiser des concerts dans sa région.
En 1967, il lance avec le pianiste et homme de radio Géo Voumard et le journaliste René Langel la première édition du Festival de Jazz de Montreux. Il s’ouvrira très rapidement à d’autres musiques: pop, rock, blues, musiques brésiliennes, reggae, puis, plus tard, rap et electro… Parmi les centaines d’artistes que Claude Nobs a fait venir sur les rives du Léman, on peut citer Miles Davis, James Brown, Quincy Jones, Ray Charles, Ella Fitzgerald, Emerson, Lake & Palmer, Eric Clapton, Prince, David Bowie, Bob Dylan, Gilberto Gil, B.B. King, Leonard Cohen, Santana, Keith Jarett, Deep Purple ou Liza Minelli.
Claude Nobs deviendra également, pour la Suisse et dès 1973, le directeur de WEA, qui regroupe les labels Warner, Elektra et Atlantic. Nommé en 2007 Personnalité de l’Année du Marché international du disque et de l’édition musicale, Claude Nobs était également docteur Honoris Causa de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.
Victime d’une chute lors d’une balade à skis de fond sur les hauts de Montreux le 24 décembre, il a été transféré au CHUV de Lausanne, où il s’est éteint le 10 janvier au soir, après deux semaines de coma.
Une partie de votre travail consiste justement à répondre aux souhaits des artistes. Il y a pas mal d’anecdotes qui circulent, notamment sur Miles Davis…
Miles aimait bien une de mes chemise (rire). Donc, un jour, je l’ai enlevée et je la lui ai offerte. C’était hallucinant. Une autre fois, il avait demandé une Ferrari décapotable. Nous en avons trouvé une rouge, mais il en voulait une noire. Ce genre de détails montrent que ce qui m’intéresse principalement, c’est de rendre les artistes heureux.
Vous gardez un souvenir spécial de cette amitié avec Miles Davis?
Miles venait souvent chez moi pour écouter de la musique. Je choisissais toujours des disques de Jazz. Jusqu’au jour où il m’a dit, un peu irrité «mets donc du rock and roll ou du funk!». Surpris, je lui ai demandé s’il n’aimait pas le jazz, et il m’a répondu «le jazz, c’est de la merde».
C’était vraiment un personnage unique, et tout le monde avait peur de lui. Un jour, il a accepté de donner une conférence de presse, parce que je le lui avait demandé personnellement. C’était un événement extraordinaire. Il est venu habillé tout en noir, avec ses inévitable lunettes de soleil. Les trente journalistes réunis au Palace étaient tellement impressionnés qu’aucun n’a osé poser une question.
Comment avez-vous réussi à créer ce climat de confiance avec les artistes?
Souvent, la fidélité des artistes ne se conquiert pas avec de l’argent, mais en faisant attention aux petits détails. Aretha Franklin a donné ses premiers concerts européens à Montreux. Elle avait accepté mon invitation, même si nous ne pouvions pas la payer beaucoup. Je crois que les deux boîtes de chocolat suisse que je lui avais envoyé à la maison ont aidé à la convaincre. Les douceurs ont compensé la maigreur du cachet.
De nombreux disques marquants ont été enregistrés à Montreux. Je pense notamment à un concert mémorable d’Elis Regina et Hermeto Pascoal…
Elis Regina, comme Tom Jobim et Hermeto Pascoal, est venue à Montreux à l’invitation d’André Midani, président de la WEA (Warner Elektra Atlantic) Brésil. Il a été le premier à faire venir des musiciens brésiliens en Europe. A la fin du fameux concert d’Elis au Casino, j’ai suggéré qu’Hermeto contunue à jouer avec elle. «Tu es fou?, m-a-t-il répondu. Hermeto ne peut pas accompagner Elis Regina!». Alors, je leur ai proposé à eux. Ils ont été fascinés et ils sont décidé d’enregistrer quelques chansons ensemble pour cet album historique. Généralement ce genre de folies me réussissent bien, parce que je suis comme un enfant, qui n’a pas peur de demander.
Claude Nobs
Je ne suis ni un producteur ni un agent. Tout ce qui intéresse ces gens, c’est de remplir la salle et de faire de l’argent.
Mais vous placez la barre toujours plus haut…
Je ne suis ni un producteur ni un agent. Tout ce qui intéresse ces gens, c’est de remplir la salle et de faire de l’argent. Moi, je veux toujours aller plus loin.
Un autre mariage historique a été le «new tango» de Piazzolla-Burton…
L’idée d’associer Astor Piazzolla et Gary Burton au Casino a été lancée par le légendaire producteur Nesuhi Ertegun. La proposition de jouer une œuvre écrite jusqu’à la dernière note, sans possibilité d’improviser et avec un niveau exceptionnel de difficulté, avait paniqué Gary Burton. Finalement, le concert et l’album ont été un triomphe.
Piazzolla était un type difficile qui restait toujours sur la défensive et qui pensait qu’on voulait lui prendre quelque chose. Mais une fois qu’on gagnait sa confiance, c’était un homme adorable. Mes rapports avec Camarón de la Isla lui ont beaucoup plu et cela a énormément facilité les choses. Il a aussi donné son Concert pour bandonéon et orchestre avec l’Orchestre symphonique de Lille en avant-première mondiale à Montreux. Peu de gens le savent, parce que ce concert n’a jamais été gravé sur disque.
Que pensez-vous de la prolifération des festivals musicaux à laquelle on assiste actuellement?
C’est vrai que la concurrence des festivals d’été en Europe est vraiment une folie. Rien qu’en Suisse, il y en a plus d’une centaine! Il suffit que n’importe qui loue un terrain et monte une scène pour s’improviser organisateur de concerts, sans avoir aucune idée de ce que cela signifie. Cela ne peut pas continuer et il y aura une implosion.
Et que dites-vous de tous ces concours télévisés d’apprentis chanteurs qui se multiplient en Europe?
Ces concours sont tellement pathétiques qu’ils ne méritent aucun commentaire. Tout est artificiel et pue le plastique. Il n’y a que le «look» qui compte, mais sans cœur ni talent.
Claude Nobs
Nous avons accompli un miracle, qui a consisté à fidéliser trois générations de spectateurs.
Les «puristes» reprochent souvent au Festival de Montreux son éclectisme, qui permet de voir le même soir Alice Cooper et João Gilberto. Que répondez-vous à ces critiques?
Nous avons accompli un miracle, qui a consisté à fidéliser trois générations de spectateurs. On peut venir à Montreux en famille: les grands-parents sexagénaires iront écouter Juliette Greco au Casino, les parents quadragénaires iront voir Sting à l’Auditorium Stravin
ski et les enfants ados iront entendre les Black Eyed Peas dans le Miles Davis Hall. Et tout le monde est très content.
Vous avez fait du Montreux Jazz Festival une marque exportable. Une sorte de franchise multinationale…
Montreux est le seul événement culturel présent sur quatre continents, grâce à nos représentations à Singapour, Tokyo, Atlanta, São Paolo et Prague.
Quel est le bilan de quarante ans du «père de tous les festivals»?
Pour moi, cela signifie profiter de la vie en travailler tous les jours, samedi et dimanche compris. Non seulement ma passion pour ce métier ne diminue pas avec l’âge, mais elle continue de grandir. Bien que ce ne soit pas toujours facile de garder ce rythme.
Et pourtant personne n’est éternel. Que se passera-t-il pour le Festival de Montreux le jour où Claude Nobs ne sera plus là?
La relève est assurée. Je suis entouré de jeunes pleins de talent qui s’occuperont du festival et qui pourront voler de leurs propres ailes. Ce serait triste qu’ils ne continuent pas à entretenir les amitiés et les liens personnels étroits comme je l’ai fait moi-même. Mais chaque chose en son temps, je suppose.
(Traduit par swissinfo.ch à partir de l’espagnol)
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