Ces Suisses attachés à l’identité des aborigènes
A l'occasion de la Journée internationale des populations autochtones dimanche, gros plan sur les actions suisses pour valoriser l'identité des aborigènes d'Australie, à travers le langage, l'art et le tourisme.
Boomerang, didgeridoo, danse, peinture. La culture aborigène ne se limite pas à ces exemples, parfois folkloriques, connus du grand public. Elle est multiple, complexe et repose davantage sur une richesse de langues, de croyances fondées sur un attachement profond à la terre.
Ces traditions se perdent et avec elles, l’identité même des indigènes. Comment maintenir aujourd’hui leurs valeurs annihilées pendant deux siècles par les colons européens? Trois personnages suisses et descendant suisse tentent chacun à leur façon de répondre à cette question.
«Il existait près de 270 langues aborigènes au moment de l’incursion des Blancs. Aujourd’hui, 70 sont encore parlées, mais une vingtaine seulement sont viables». L’exemple donné par Steve Morelli illustre bien la disparition progressive d’une culture fondée sur l’oralité et la peinture.
Lui, cet enfant déplacé pendant la guerre, ce fils de migrants suisses exilés en Australie, œuvre depuis 24 ans pour le maintien et la valorisation des langues aborigènes.
«La plupart des autochtones ne sont pas affamés. Leur pauvreté se traduit par la dépossession de leur terre, la perte des structures de parenté, de leur langue, de leur histoire fondatrice, de leur spiritualité, de leur expression artistique, de leur droit, de leurs fonctions sociales, de leur satisfaction au travail à travers la chasse et la cueillette, du rôle entre les sexes…», explique-t-il.
Ces éléments constitutifs de leur tradition ont largement disparu, mais «leur essence est toujours présente». Et Steve Morelli, membre de la congrégation religieuse des Frères Chrétiens, œuvre pour valoriser l’identité indigène afin que ces peuples «se sentent fiers de leur culture».
Cours de langue sur Internet
Le sexagénaire compte d’ailleurs parmi les pionniers dans son domaine. A l’origine de la création en 1993 du Centre des langues autochtones de Muurrbay, en Nouvelle-Galles du Sud (NSW), Steve Morelli a mené des recherches, écouté les aînés, enregistré des langues en voie d’extinction.
Le fruit de son travail tient dans un dictionnaire de langue du peuple Gumbaynggirr, ainsi qu’un ouvrage sur l’histoire de leur croyance, tous deux bientôt publiés. Aujourd’hui, il termine un autre dictionnaire et prépare «un cours de langue pour adultes sur Internet, qui devrait commencer l’an prochain».
Si les langues autochtones s’essoufflent peu à peu, l’activité artistique, elle, semble être plus résistante. Mais pour combien de temps encore?, interroge Pierre Abrezol, qui a tenu pendant huit ans une galerie consacrée à l’art et à l’artisanat aborigène à Lausanne.
«Les anciens disparaissent, et avec eux, toutes leurs traditions. Et puis, leur culture est tuée par le système occidental qui veut faire rentrer ces gens dans un moule. On fait en sorte qu’ils s’intègrent plutôt que de les encourager à perpétuer leurs traditions».
Le Vaudois a travaillé plusieurs années avec plus d’une centaine d’artistes rencontrés dans des communautés du Territoire du nord, du Queensland, de l’Australie du Sud. Face à la difficulté de gérer sa société à distance et confronté à un manque d’intérêt du public, il a fermé boutique voilà trois ans. Mais ses liens d’amitiés avec plusieurs artistes perdurent.
Le rôle du tourisme
Le maintien des traditions passerait-il alors par le développement du tourisme culturel? Le Bâlois Daniel Gschwind, directeur de l’association faîtière des industries touristiques du Queensland, l’un des Etats les plus peuplés d’aborigènes, en est persuadé.
«La jeune génération indigène peut redécouvrir ses racines à travers cette activité. C’est mon espoir en tout cas. Et j’observe que les choses évoluent dans ce sens depuis une dizaine d’années».
Le Suisse, devenu le «Monsieur tourisme» dans le Nord-Est de l’Australie, évoque les bénéfices du tourisme culturel indigène pour les communautés: «Cela permet d’offrir des emplois et de donner une chance aux jeunes de rester vivre au sein de leurs communautés».
Daniel Gschwind a lancé un programme d’aide aux aborigènes et aux blancs, comprenant une douzaine de projets. Bientôt Disney Land chez les indigènes? Surtout pas. L’idée consiste à leur donner des outils afin qu’ils prennent des responsabilités et «qu’ils ne restent plus dans les rôles de danseurs ou de chanteurs.»
L’un des projets en cours? «A Cap York, dans l’extrémité nord du pays, il existe des sites culturels importants comportant de nombreuses peintures rupestres vieilles de milliers d’années. Nous avons discuté avec des tours opérateurs et les populations pour rendre certains lieux accessibles aux visiteurs et créer un parcours de découvertes. Bien sûr, l’accès doit être réalisé de façon appropriée et ne peut se réaliser qu’avec une participation de la population locale.»
Associer les communautés
Ce genre «d’expériences culturelles authentiques» reste rare aujourd’hui. On en compte une trentaine dans toute l’Australie. Car leur élaboration prend du temps: «Il n’y a pas une seule recette. Il faut travailler au cas par cas». Et cela ne se fait pas sans mal.
Le Bâlois évoque des erreurs commises par le passé: «On a souvent cru qu’il suffisait de verser beaucoup d’argent, de construire des bâtiments, pour qu’un projet touristique marche. Mais on a fait l’erreur de ne pas associer les communautés autochtones aux projets.»
Encore faut-il être disposé à jouer aux guides touristiques. Car dans les régions isolées d’Australie, quelque 80’000 indigènes vivent encore souvent dans des conditions misérables. Ils font face à des problèmes de santé, de logements surpeuplés, d’éducation, ou tout simplement d’approvisionnement en produits frais.
Sophie Roselli, Sydney, swissinfo.ch
517’000 aborigènes ont été recensés en Australie en 2006 (2,5% de la population).
Parmi eux, 80’000 vivent dans des conditions de vie misérables, dans des zones isolées, principalement dans le Territoire du nord, l’Ouest australien, le Queensland.
22’511 Suisses résident actuellement en Australie, dont la majorité dans l’Etat de Nouvelle-Galles du Sud.
Difficile de savoir comment se sont comportés les milliers de migrants suisses avec les indigènes. «La grande majorité habitaient dans les grands centres et n’avaient pas de contact avec les aborigènes», explique le Suisse Max Brandle, ex-professeur de linguistique à l’Université du Queensland et spécialiste de la question des migrants et réfugiés en Australie.
Un témoignage suisse surprenant sur les aborigènes: «Leur haine et leur vengeance envers les envahisseurs étrangers ne peuvent être satisfaites que dans des colonies isolées ou entre individus (…). Dans de telles occasions, ils ne connaissent pas la pitié et en viennent au cannibalisme, tuant avec férocité. S’ils se savent en sécurité dans leur cachette, ils prennent les prisonniers, les tuent, les font rôtir sur le feu, puis les mangent. Toutefois, autant leur vengeance contre les blancs peut être horrible, autant ils peuvent être très aimables et sociables quand ils sont parmi les blancs (…). Mais il ne faut jamais totalement avoir confiance en eux, et ne jamais baisser la garde.»
Cet tiré du livre «The Swiss Swagman. Nineteen years in Australia», de Theodor Müller. Originaire d’Aarau, l’homme débarqué à Sydney en 1857.
Dans la nouvelle édition de 2007, une note de l’éditeur rappelle qu’à cette époque, il était courant de penser que les aborigènes d’Australie mangeaient leurs ennemis. Mais il s’agissait d’une confusion avec les peuples indigènes de Papouasie Nouvelle-Guinée, des Fiji et de Nouvelle-Zélande.
Les coutumes aborigènes sont sous pression, explique Jon Altman, chef du Centre de recherche sur les politiques économiques aborigènes à l’Université de Canberra.
Il constate à la fois un manque de tolérance au niveau national à l’égard du multiculturalisme et une action de l’Etat trop assimilationniste.
Il craint aussi la réduction du soutien financier aux artistes, et signale le soutien étatique souvent nécessaire pour permettre aux autochtones d’exploiter les opportunités de marché (arts, tourisme culturel).
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