«Transmettre son expérience est le meilleur héritage artistique»
Le chef d’orchestre Charles Dutoit vient de fêter ses 80 ans. Considéré comme le plus international des musiciens suisses, il évoque ses 55 ans de carrière ainsi que les histoires et personnes qui ont marqué sa vie dans une interview exclusive à swissinfo.ch.
swissinfo.ch: Parlez-nous de votre enfance et de votre famille…
Charles Dutoit: Mes parents se sont rencontrés dans le canton de Vaud au début des années 1930. De nos jours, les gens ont de la peine à imaginer à quel point la vie était difficile à cette époque, durant l’entre-deux-guerres.
Mon père était capitaine instructeur dans la cavalerie de l’armée suisse, mais il s’est tourné vers de petites entreprises pour nourrir ses enfants. Il a tout perdu durant la Crise des années 1930 et sa première femme l’a alors abandonné. Quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, j’avais deux ans. En Suisse, nous n’avons pas vécu les mêmes horreurs que dans le reste de l’Europe, mais nous avons beaucoup souffert du rationnement.
swissinfo.ch: Vous n’êtes pas né dans une famille d’artistes…
C. D.: Ma famille n’était pas du tout artistique. Ma mère chantait un peu, mais sans lire la musique et sans y connaître grand-chose. Mais en Suisse, nous avions à cette époque un système scolaire qui était réellement formidable. Nous commencions à étudier le chant à six ans et à huit ans, nous savions lire des partitions. On donnait alors beaucoup d’importance à une formation complète et à la culture générale.
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swissinfo.ch: Quand est né votre intérêt pour la musique?
C. D.: Petit, je voulais faire partie de la fanfare du collège. J’aimais les uniformes et les marches militaires, qui étaient la norme en temps de guerre. Les enfants avaient une casquette de type militaire avec l’écusson du canton de Vaud et un petit galon qui me rappelait les photos de mon père à l’armée.
Mais ma famille ne voulait pas que je joue du trombone à la maison, car c’était trop bruyant. Mon père a alors découvert que je pouvais prendre des cours de violon subventionnés par l’Etat. C’est ainsi qu’a commencé ma formation musicale.
swissinfo.ch: A quel moment avez-vous décidé d’être chef d’orchestre?
C. D.: J’ai vu un film où un jeune dirigeait un orchestre. Il devait avoir mon âge, douze ou treize ans. Cela a suscité ma curiosité pour la direction d’orchestre et c’est ainsi qu’avec un ami, nous sommes devenus placeurs lors des concerts symphoniques en la cathédrale de Lausanne.
J’ai rejoint un petit orchestre de chambre à Renens. Un jour, le directeur n’est pas arrivé à temps et mes camarades m’ont demandé si j’oserais diriger, étant donné que j’étais le meilleur de l’ensemble. Je les ai aidés en répétition et, en remerciement, le directeur titulaire m’a permis de diriger «Une petite musique de nuit» de Mozart en concert. J’avais quatorze ans et je peux dire que c’était mes débuts.
swissinfo.ch: Après Lausanne, vous arrivez à Genève…
C. D.: Exactement. A Genève, je me suis mis à jouer de l’alto, car il y avait un grand besoin de violonistes et cela me permettait de gagner un peu d’argent pour vivre. C’est à Genève que j’ai commencé à étudier sérieusement la direction d’orchestre et que j’ai connu Ernest Ansermet, le légendaire directeur de l’Orchestre de la Suisse RomandeLien externe, qui allait devenir mon mentor, mais qui n’a jamais été mon professeur. A 21 ans, j’ai gagné mon premier prix de direction, ce qui n’est pas si mal lorsque l’on songe que je n’avais pratiquement aucune connaissance musicale neuf ans plus tôt.
swissinfo.ch: La vie d’un jeune aspirant directeur est-elle plus dure aujourd’hui qu’à votre époque?
C. D.: On ne peut pas comparer. Nous avions un énorme respect pour les traditions. Nous n’avions pas beaucoup d’accès à l’information. Il fallait faire des recherches, écouter la radio, aller chercher des disques rares qui étaient très chers. Avoir une discothèque personnelle était impensable pour un étudiant. Furtwängler et Karajan à Berlin, ou Toscanini aux Etats-Unis, par exemple, étaient pour nous de véritables mythes. Comme jeunes, nous n’osions même pas nous rapprocher de leur répertoire.
swissinfo.ch: Et qu’en est-il aujourd’hui?
C. D.: Aujourd’hui, il n’y a plus de mythes et les jeunes ont un accès excessif à l’information. Grâce à YouTube et aux DVD, ils peuvent étudier la direction seuls devant un miroir. J’ai l’impression que nous apprenions avec plus d’efforts et lentement; notre apprentissage avait des racines. Aujourd’hui, on travaille à toute vitesse et c’est pourquoi on voit parfois tant d’échecs, parce que nous vivons dans une société de l’information au lieu de vivre dans une société de culture. Cela a pour résultat que les gens sont informés mais non cultivés.
swissinfo.ch: Herbert von Karajan, le mythique maître autrichien, est une figure clef dans votre parcours…
C. D.: Il m’a beaucoup marqué et j’ai eu le privilège de travailler sous sa direction. La première fois lors de masters classes de direction qu’il a données à Lucerne et auxquelles j’ai pu assister en tant que violoniste. Ses cours étaient extraordinaires, c’est une expérience inoubliable. Sa manière de comprendre la direction englobait des éléments extra-musicaux qui s’inspiraient beaucoup du yoga. Karajan nous expliquait comment construire le geste, travailler la concentration des énergies, faire en sorte que tout coule.
Le 27 janvier 1964, à la tête de l’Orchestre symphonique de BerneLien externe, j’ai dirigé «Le Sacre du Printemps» de Stravinski. A l’époque, peu de chefs d’orchestre avaient osé le diriger. Ce concert connut un véritable succès et Karajan, qui préparait lui-aussi son premier concert du «Sacre», a en entendu parler. Il m’a alors invité à diriger «Le Tricorne» de Manuel de Falla à l’Opéra de Vienne pour me voir travailler de près. A partir de ce moment, nous avons été très proches. J’étais fasciné par sa sonorité.
swissinfo.ch: Jeune, vous rêviez de visiter tous les pays du monde. Y êtes-vous parvenu?
C. D.: J’ai visité 196 pays en plus de 50 ans. Imaginez que je me suis rendu dans les plus de 55 pays africains, systématiquement. Il y a un seul pays dans lequel je n’ai pas osé rester: la Somalie. Lorsque je me suis rendu à Mogadiscio, j’ai été obligé de me retirer par prudence. Le niveau de violence que j’y ai vu m’a fait peur.
swissinfo.ch: On ne peut bien sûr pas ne pas parler de votre relation de plusieurs décennies avec la célèbre pianiste argentine Martha Argerich…
C. D.: J’ai fait la connaissance de Martha en 1958, lorsqu’elle avait 17 ans. On peut dire que les étudiants sud-américains qui l’entouraient m’ont «adopté», car je leur étais sympathique. Martha et moi sommes devenus de grands amis et nous nous sommes mariés en 1969.
Ce fut une drôle d’histoire. Nous étions tous les deux mariés et la loi argentine de l’époque n’autorisait pas le divorce. C’est pour cela que nous avons décidé d’aller au Paraguay. Mais il y a eu une énorme tempête et l’avion a dû retourner à Buenos Aires. Nous n’avons donc pas pu nous marier. Pour finir, nous amis nous ont organisé une noce à Montevideo. En octobre 1970, ce fut la naissance de notre fille, Annie.
swissinfo.ch: Et comment cela s’est-il terminé?
C. D.: Nous avons divorcé en 1974, bien que notre histoire était merveilleuse. Nos styles de vie étaient totalement incompatibles. Elle papotait avec ses amis jusqu’à cinq heure du matin et allait se coucher à l’aube, et moi je travaillais à 9 heures. Est arrivé un moment où la situation était intenable. Le juge a prononcé le divorce à 11 heures et pour le célébrer, nous sommes allés au cinéma puis manger. Notre relation fut sans aucun doute très sympathique et elle le reste.
swissinfo.ch: Vous dirigez l’Orchestre du Festival de Verbier, en Suisse…
C. D.: Oui, une semaine par an. Mais la prochaine édition sera la dernière, car j’ai un âge respectable et le travail quotidien avec un orchestre de jeunes m’épuise. Je les ai dirigés pendant neuf ans et je considère que c’est suffisant. Verbier a beaucoup de chance de pouvoir compter sur Martin Engstroem, un directeur de talent qui a su faire connaître ce festival dans le monde entier.
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swissinfo.ch: Quels sont les chefs d’orchestre de la nouvelle génération qui vous intéressent?
C. D.: Il y en a un que j’admire et que je connais depuis qu’il était bébé: le Suisse Philippe Jordan, le fils de mon ami et chef d’orchestre Armin Jordan. Philippe a un talent extraordinaire. Il travaille actuellement à Paris et à Vienne, mais je me permets d’exprimer publiquement mon souhait qu’il devienne le nouveau titulaire de la Tonhalle Lien externede Zurich, étant donné que le poste sera prochainement vacant. Il serait merveilleux de voir un Suisse brillant diriger cet orchestre si important pour notre pays.
Je vous raconte une anecdote. Un jour à Montréal, à la sortie d’un concert, un enfant de 10 ans m’a demandé timidement un autographe. J’étais étonné. Sa mère m’a expliqué qu’il rêvait de devenir chef d’orchestre. Je lui ai donné l’autographe et je suis resté en contact avec lui. Il s’agit de Yannick Nézet-Séguin, l’un des plus grands jeunes chefs d’orchestre, avec le Vénézuélien Gustavo Dudamel, qui a étudié avec moi à Buenos Aires.
swissinfo.ch: Ces deux ou trois dernières années, nous assistons à un «boom» de femmes cheffes d’orchestre. S’agit-il de justice ou de marketing?
C. D.: Ce n’est pas du marketing. Il n’existe aucune raison logique pour qu’une femme ne dirige pas des orchestres. Le talent féminin n’est pas différent du talent masculin. De fait, très souvent, j’ai vu de jeunes cheffes d’orchestre avec beaucoup plus de talent que leurs collègues masculins. Jusqu’à présent, la société ne tolérait pas l’égalité dans beaucoup de domaines, y compris dans celui de la direction d’orchestre, qui était vue comme un privilège masculin. Mais les temps changent.
N’oublions pas que jusqu’il y a peu de temps, il n’y avait aucune femme dans l’Orchestre philarmonique de Vienne. C’est pour cette raison que Martha ne voulait pas jouer avec lui. Elle me disait: «Je ne veux pas jouer avec cet orchestre sexiste». Cela doit être l’un des rares orchestres importants dans le monde avec lesquels elle n’a jamais joué.
Durant beaucoup de temps, les chefs d’orchestre étaient d’Europe centrale ou des Juifs de l’Est. Puis sont venus les Américains et plus tard encore les Asiatiques et les Latino-Américains. C’est maintenant l’heure des femmes. Ce n’est pas une mode. C’est quelque-chose qui est appelé à rester.
swissinfo.ch: Pensez-vous à la manière dont vous voulez qu’on se souvienne de vous, à l’héritage artistique que vous allez laisser?
C. D.: Une fois mort, ce qui va se passer m’importe assez peu. Je ne crois pas beaucoup aux héritages artistiques. Ça ne m’intéresse pas d’avoir une rue à mon nom ou mon buste sur une place. Ce qui m’intéresse, c’est de transmettre de l’expérience. Lorsque je vois tous ces nouveaux chefs qui émergent, je me dis que 55 ans d’expérience professionnelle ne peuvent pas être inventés. On les a ou on ne les a pas. Je crois que partager mes expériences avec la nouvelle génération est le meilleur héritage artistique que je peux laisser.
Charles Dutoit
Considéré comme une référence de la musique symphonique française (Ravel, Debussy) et des œuvres du 20e siècle, Charles Dutoit naît à Lausanne le 7 octobre 1936.
Après avoir étudié le violon et l’alto aux Conservatoires de Lausanne et de Genève, il se consacre à la direction d’orchestre. Son mentor est Ernest Ansermet, directeur historique de l’Orchestre de la Suisse romande.
A Lucerne et à Vienne, il travaille avec Herbert von Karajan. Plus tard, il assume la charge de directeur de l’Orchestre symphonique de Berne, poste qu’il occupe de 1967 à 1977. Il dirige aussi la Tonhalle de Zurich.
En 1969, il épouse la pianiste argentine Martha Argerich, avec laquelle il développe une intense collaboration artistique qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui.
En 1977 et 2002, il est chef titulaire de l’Orchestre symphonique de Montréal, au Canada. Il dirige aussi régulièrement au Mexique, au Japon, en France, en Argentine et en Suède.
Il dirige actuellement l’Orchestre philarmonique royal de Londres et l’Orchestre du Festival de Verbier, où il travaille activement à la formation des nouvelles générations de musiciens orchestraux.
Charles Dutoit a été marié quatre fois et a deux enfants: Ivan, de son premier mariage, et Annie, fruit de son union avec Martha Argerich. Il vit actuellement avec la violoniste canadienne Chantal Juillet.
(Traduction de l’espagnol: Olivier Pauchard)
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