Le blues des musiciens de rue
La crise sanitaire a rogné les ailes des musiciens de rue. Mais depuis un mois, plusieurs refont surface. Quitte à éplucher des règlements de police divers et variés en Suisse.
Pour Johnny Distortion, musicien de rue depuis bientôt trente ans et ancien roadie du célèbre groupe flower power américain Grateful Dead, survivre à l’ère du coronavirus ressemble un peu à un parcours du combattant. Mais cette situation n’est pas nouvelle. Parachuté vers la fin des années 1990 du sud de la Californie à Paris puis à Genève, avant d’atterrir à Bienne où il s’est marié avec une Suisse, cet adepte de la guitare sèche s’est déjà frotté par le passé à moult embûches administratives.
Pour pouvoir se produire dans l’espace public, l’octroi d’une autorisation de police varie beaucoup selon les villes et les règlements en vigueur. Faute d’une harmonisation, les forcenés de la musique en plein air entament donc chaque été une forme de gymkhana. «Il faut étudier attentivement chaque périple, chaque directive, puisque chaque ville possède ses propres chicanes réglementaires», indique Johnny Distortion.
Et la crise sanitaire n’a rien arrangé. Des festivals dédiés aux arts de la rue comme les Buskers à Neuchâtel et Berne ou La Plage des Six-Pompes à La Chaux-de-Fonds ont dû annuler leur édition 2020 pour cause de Covid-19. Conséquence: la plupart des musiciens ont déserté nos rues. Tous? Non! Depuis un mois, quelques irréductibles se font à nouveau entendre ici et là.
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Djembés à éviter
«Des musiciens de rue ont à nouveau investi notre zone piétonne depuis fin juin», se réjouit Georges Grillon, responsable du Buskers de Neuchâtel, dont la 31e édition devait se tenir en août. Il avait même imaginé une solution de repli en investissant par exemple une cour du Théâtre du Passage, pas très éloigné de la zone piétonne. Mais les mesures barrières et une jauge de 300 personnes seulement ont finalement eu raison de sa fausse bonne idée.
«Les artistes qui se produisent depuis peu ici ont dû passer le jour même de leur prestation une audition devant le corps de police affecté à cette tâche. Pour obtenir une autorisation, je déconseille tout accompagnement avec des djembés», précise-t-il.
Une autre contrainte persiste à Neuchâtel. «Sous la pression des restaurants, il est toujours interdit de jouer dans les rues du centre-ville entre midi et 13h, pour ne pas incommoder les terrasses», poursuit Georges Grillon. Un autre obstacle le fait sortir de ses gonds: «La vente de CD n’est pas autorisée à Neuchâtel alors que les artistes peuvent les écouler sans problème à Berne». Des ventes substantielles qui permettent souvent à certains ensembles d’arrondir leurs fins de mois. «Des musiciens de Bulgarie avaient écopé ici de 400 francs d’amende pour vente illégale de CD», se rappelle-t-il.
«Très bon séjour à Winterthur!»
Le tour de Suisse des musiciens ambulants ne s’arrête pas à Neuchâtel. Plus à l’est, à Winterthur, sixième ville du pays et seconde agglomération du canton de Zurich, les musiciens de rue n’ont le droit de s’y produire qu’un seul jour par semaine et à un endroit fixé à l’avance. Et pas plus de 20 minutes sur un total de jours cumulés n’excédant pas 12 par an.
L’amplification du son et les synthétiseurs y sont bannis. Idem pour la quête de piécettes à l’aide d’un chapeau. «Le règlement dicte que la quête doit rester figée dans un étui de guitare dans l’attente de dons. Aucun acte incitatif n’est permis», constate Johnny Distortion. Impossible aussi à Winterthur comme à Neuchâtel de proposer des CD à la vente. Selon les autorités locales, il s’agit là d’un acte relevant de la loi sur le commerce. Le non-respect des consignes entraîne un avertissement, une amende voire une expulsion. «Très bon séjour à Winterthur!», conclut la police sur sa page.
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À Zurich, les mêmes barrières se dressent pour celles et ceux qui souhaiteraient redynamiser nos rues. Là aussi, l’interdiction de vendre des disques est en vigueur et seule «la collecte passive» y est tolérée. En revanche, la prestation peut durer une demi-heure. Huit zones sont délimitées pour les artistes. Mais pas question de se donner en spectacle un dimanche.
Hôpitaux préservés
Dans les cités alémaniques, d’autres entraves apparaissent encore. À Bâle, le nombre maximum de musiciens autorisé par groupe a été fixé à quatre. S’il n’est pas interdit d’égrener ses accords sur l’ensemble du territoire communal, deux exceptions notoires: éviter la proximité avec les hôpitaux et avec le zoo. Le règlement précise que les musiciens devront en tout état de cause se produire à proximité des terrasses de café, mais avec la bénédiction des tenanciers. Autant dire parfois une gageure. Une interdiction de jouer aux arrêts de transports publics prévient aussi tout rassemblement. Quant aux amplis et synthés déjà biffés du catalogue à Zurich et Winterthur, la police bâloise y ajoute percussions et instruments à vent jugés «extrêmement bruyants». Il en coûtera d’ailleurs 80 francs aux contrevenants.
À Bienne, là où Johnny Distortion a atterri voici vingt ans, un sésame pour jouer dans les rues est également indispensable. La police du commerce veille et se réserve le droit d’organiser une audition pour jauger de la qualité et surtout du volume sonore des prestations. Une fois délivrée, cette autorisation doit être mise en valeur là où la performance a lieu. À l’amplification des instruments déjà proscrite ailleurs, l’usage de radios, de bandes enregistrées ou de tourne-disques est prohibé à Bienne. Seuls les antédiluviens orgues de Barbarie semblent trouver grâce dans la directive.
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Cornemuse à dose réduite
Outre les établissements hospitaliers, il est également déconseillé de jouer aux alentours des écoles et des lieux de culte à Bienne. Autre particularité locale: seul un quart d’heure de «musique» est toléré si les musiciens font usage — selon les termes du règlement — «d’instruments aux sonorités particulièrement lancinantes (percussions, cornemuses)». Au surplus, les artistes devront s’acquitter d’une taxe de base de 25 francs augmentée de 5 francs par jour de prestation, et ne pourront se produire que huit jours consécutifs. Une pause de trente jours est ensuite exigée. Enfin, les musiciens hors de l’Union européenne ne sont pas admis. «J’ai observé ce même phénomène d’exclusion à Fribourg», affirme George Grillon, se rappelant y avoir été recalé avec des musiciens d’Afrique du Sud.
Que dit le règlement fribourgeois à ce propos? Qu’il faut être âgé de 16 ans révolus pour pouvoir exercer ses talents dans les zones piétonnes de la ville, être au bénéfice d’un permis de séjour ou de travail et enfin attester si possible «d’un lieu d’hébergement décent». Sans quoi l’autorisation de la police pourrait ne jamais être accordée. Mais contrairement à d’autres villes moins ancrées dans la tradition catholique, Fribourg accepte de bonne grâce que les musiciens se produisent le dimanche entre 11h et 19h, mais éloignés si possible des églises, couvents et autres lieux de méditation. Aucune prescription à l’attention des hôpitaux et écoles. Les seuls espaces à préserver à tout prix des nuisances sonores sont liés à la foi à Fribourg. Les formules en trio sont autorisées ainsi que les chœurs jusqu’à 5 personnes.
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Nouvelles restrictions Covid-19
Aujourd’hui, crise sanitaire oblige, d’autres restrictions ont été imposées en plusieurs endroits de Suisse. «Seuls trois artistes par jour ont actuellement le droit de se produire en zone piétonne à Fribourg et ils ont l’interdiction de jouer près des marchés le mercredi et le samedi», confirme Delphine Marbach, porte-parole de la ville. Des consignes spéciales sont aussi appliquées à Lausanne, où les musiciens ambulants ont à nouveau droit de cité depuis fin juillet.
Attention toutefois à ne pas mendier «sous couvert d’une activité artistique», prévient la police lausannoise sur son site internet. «Il est requis de disposer d’un certain talent et bagage technique, ainsi que d’un répertoire varié pour exercer l’activité d’artiste ambulant», poursuit le règlement.
Pour Jennifer Moser, membre de la Fédération des Arts de la Rue suisses (FARS), une harmonisation des règlements serait bien pratique aujourd’hui. «Les auditions devant la police, des inscriptions différentes, les taxes, tout ça complique la vie des artistes, observe-t-elle. Et aller jouer dans des homes pour personnes âgées, ça s’est déjà fait. Ce n’est pas une reconversion!»
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