D’Einstein à Goldorak, l’obsession du souvenir
A l’affiche, une boîte de conserve. Le Musée d’ethnographie de Neuchâtel s'interroge sur le deuil et la construction de la mémoire collective.
L’expo «Remise en boîtes» explore la relation que nous entretenons avec nos morts et cette fièvre obsessionnelle qui nous pousse à commémorer tout et n’importe quoi.
Le sujet s’imposait tout naturellement pour cette année 2005 riche en commémorations – 60 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, 50 ans du décès d’Albert Einstein, etc. Plus personnellement, le Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN) pouvait aussi revenir sur son désir de commémoration, un an après la célébration de son centenaire.
«Fin 2004, nous avons conclu les cérémonies par une grande fête: nos premières funérailles, remarque le conservateur Jacques Hainard. Pour clore définitivement l’événement, nous avons pensé qu’il fallait organiser des secondes funérailles, comme cela se fait dans plusieurs régions du monde».
A l’image d’un rituel indonésien, le MEN a donc déterré le mort, nettoyé ses os, organisé une fête en son honneur et, bientôt, il le remettra dans sa sépulture. Les secondes funérailles du musée se traduisent concrètement par un livre Cent ans d’ethnographie sur la colline de Saint-Nicolas et l’exposition Remise en boîtes.
Ça n’arrive (pas) qu’aux autres!
Après un prologue qui illustre quelques rites funéraires à travers le monde, on entre véritablement dans l’exposition… par le salon.
Le canapé et son chat, la cheminée et la moquette douillette. Un salon ordinaire, en somme. De ceux qui évoquent la petite vie quotidienne, tranquille et confortable, celle où on pense que le malheur, ça n’arrive qu’aux autres.
Quelques pas, une porte et deux secondes plus tard, c’est le malheur – celui qui n’arrive qu’aux autres – qui nous frappe. Fracas, cris et klaxons. On est pris au cœur de l’événement tragique. L’exposition analyse ce qui suit cet instant-là.
Les étapes du deuil
Un autel et, sur les murs, des vitraux construits à partir de travaux d’Andy Warhol qui évoquent des catastrophes de la vie quotidienne. Dans la salle, des bancs d’église répartis en quatre rangées représentant les étapes du processus de deuil collectif qui permet de prendre de plus en plus de distance par rapport à l’événement.
Première étape, le moment chaud avec les témoignages des survivants. Puis, les commentaires des médias. Très vite, les premières analyses. Et enfin, la fiction. On s’installe avec son pop-corn pour consommer la production cinématographique basée sur l’événement.
«A ce stade, on remplit une boîte vide pour pouvoir un jour la refermer», commente Jacques Hainard.
Le culte des morts
La salle suivante est vouée aux célèbres défunts. Tristement célèbres, comme Adolf Hitler, ou adulés, comme Lady Diana. Un mur réunit leurs portraits, entourés de fleurs, de couronnes, et éclairés par des bougies dont la flamme vacille. On chuchote. Respect pour le mort.
Au centre, 21 autels sur lesquels on trouve des boîtes de conserve ouvertes. A l’intérieur, une icône rappelle le disparu. Un morceau de vêtement que portaient les prisonniers des camps de concentration pour la Shoah. Les lunettes de Jean-Paul Sartre. Ou encore les paillettes de Claude François.
«Ces vestales servent à ranimer constamment la flamme, pour que le personnage continue à vivre dans nos mémoires», explique le conservateur.
La mise en boîte
Un peu plus loin, on entrevoit par une lucarne, une machine à détruire les documents. On pense complot, destruction des archives. «Parce que le doute peut aussi faire partie de la construction de la mémoire collective», ajoute Jacques Hainard.
Et puis, c’est littéralement la mise en boîte. On pénètre dans un long couloir austère, éclairé au néon. Les archives. Un millier de boîtes ornent les étagères. Etiquetées, ordonnées, classées.
Un téléphone sonne… C’est un appel de l’au-delà. «Il nous rappelle que les croyances et les peurs face aux âmes errantes perdurent dans nos sociétés, même les plus rationnelles».
L’ouvre-boîte, outil de marketing
On pourrait imaginer que l’exposition s’achève sur la mise en boîte, ici, dans le bureau de l’archiviste. Mais il suffit d’un ouvre-boîte pour que nos souvenirs reprennent vie…
«Il arrive qu’on décide de réexaminer un événement passé, pour des raisons politiques, contestataires ou autres, observe Jacques Hainard. Dans la seconde partie de l’exposition, nous avons choisi de mettre l’accent sur le côté marchand de la mémoire».
«L’industrie va fouiller dans la mémoire collective d’une génération pour lui vendre de ‘l’ancien neuf’. Et ça marche très bien! Votre mémoire autobiographique combinée à la mémoire sémantique de la société fait que vous allez être le consommateur en puissance de ce produit.»
Ainsi, les trentenaires fondent devant une réédition des Barbapapas ou de Goldorak. Ils consomment des produits alimentaires à l’effigie de Heidi. Les quarantenaires ou les cinquantenaires préféreront peut-être la sauce piquante étiquetée Elvis Presley.
Autre aspect de la mémoire exploité par l’industrie: la peur de mourir dans l’anonymat. On suggère alors à l’illustre inconnu de reconstituer son arbre généalogique ou d’écrire ses mémoires. Jacques Hainard lui-même a cédé à cette envie de laisser une trace dans l’histoire… Il s’est acheté une étoile qui porte son nom.
La remise en boîte
Dernière étape du parcours. Dernier espace d’exposition. Un salon. Identique au premier. Sauf qu’ici, tous les objets sont remis en boîte. Le chat, l’horloge, le portrait sur la cheminée. Le deuil a fait son travail.
«S’interpeller sur le rôle du deuil et de la commémoration nous permet aussi de prendre position sur l’actualité, conclut Jacques Hainard. Ce n’est pas inutile à une époque où l’on est noyé sous un flux d’informations. On ne parvient plus à différencier le fait divers de l’événement important. On commémore tout et n’importe quoi.»
Après ses doubles funérailles, le Musée d’ethnographie va-t-il à son tour tomber dans la folie de la commémoration?
«Le livre de 648 pages qui commémore le centenaire sera notre objet de vente pour quelques années, répond le conservateur. Mais il devra à son tour être enterré, probablement cet automne, pour nous délivrer de notre passé et nous permettre de nous tourner vers l’avenir.»
swissinfo, Alexandra Richard à Neuchâtel
Remise en boîtes, à voir du 25 juin 2005 au 29 janvier 2006 au Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN)
L’exposition a été conçue par Marc-Olivier Gonseth, conservateur-adjoint du MEN
Un ouvrage est publié parallèlement: Cent ans d’ethnographie sur la colline de Saint-Nicolas 1904-2004
Une cinquantaine d’auteurs ont collaboré à l’écriture des 648 pages, sous la direction de Jean Kaehr
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