«Debout, là où je me serais écroulé dix fois»
Film du Belge Patric Jean présenté en compétition internationale à Visions du Réel, «D'un mur à l'autre – de Berlin à Ceuta» éclaire des hommes debout, ayant immigré, la peur au ventre.
«Personne ne laisse son village de bon cœur, dit un vieil immigré sarde dans le film de Patric Jean. On a toujours la nostalgie du pays où l’on est né. Il faut essayer de ne pas la cultiver. Sinon, on devient fou.»
«D’un mur à l’autre – de Berlin à Ceuta» est un film virtuose qui donne corps et rend leur beauté humaine et leur densité singulière à ces gens venus s’établir entre Allemagne, Belgique, France et Espagne.
Le film procède par portraits – une bonne dizaine, différents et proches à la fois. A travers son road movie pétri de poésie et d’humour, de larmes, de rires et de baisers, Patric Jean rend justice à ces voisins qu’on ne fait souvent que croiser, ces nouveaux Allemands, Belges, etc.
«On a détruit le plus grand mur, mais on en construit des milliers d’autres plus petits. Ça fait des bébés», dit aussi un fils de Maghrébins des quartiers nord de Marseille, face à une clôture séparant la cité d’une zone pavillonnaire en devenir, construite sous le nez des pauvres.
swissinfo: Les médias ont tendance à matraquer sur le thème de l’immigration. Qu’est-ce qui vous a décidé à faire un film autour de cette question?
Patric Jean: J’avais fait un autre film – «La raison du plus fort» – qui parlait de la criminalisation de la pauvreté. Comment, dans notre société occidentale, on fait tout pour transformer les gens pauvres en délinquants. Ou en tout cas, on leur donne cette image, en traitant les problématiques sociales par la prison et la justice.
Puisque je parlais de la pauvreté, j’ai été amené à rencontrer beaucoup de migrants, d’enfants ou de petits enfants de migrants. Je me suis dit qu’il y avait un autre film à faire. Une sorte de face B, consistant à montrer que là où on rencontre des migrants, on rencontre aussi des personnalités particulières.
Ces personnes ont souvent eu des destins tragiques. Passées à travers, elles en ont dégagé une personnalité étonnante, un regard différent sur le monde. Souvent – ce qui m’a beaucoup frappé – ce sont des gens qui se tiennent debout, là où je me serais écroulé dix fois. C’est ce que je voulais approcher.
«D’un mur à l’autre» est donc un film plus optimiste, plus positif, sans nier, évidemment, qu’être migrant, c’est toujours quelque chose d’extrêmement douloureux et difficile.
swissinfo: Dans votre film, les personnages vont très loin dans le dévoilement. Comment y êtes-vous parvenu?
P.J.: Quand on fait ce genre de film, on choisit des personnages en fonction de ce qu’ils vont représenter dans le film mais aussi en fonction de sentiments, de sympathie qui naissent. Ce sont donc de vraies rencontres, au-delà de la fabrication du film.
On se raconte, on se confie, on passe du temps ensemble. Une confiance nait. Et si jamais on n’est pas dans ce rapport de sympathie et de confiance, alors on ne tourne pas.
swissinfo: Vous ne vous montrez jamais moralisateur. C’était important?
P.J.: Contrairement à d’autres films, ici, je ne le suis plus du tout. C’est surtout un film de rencontres. De plaisir, j’espère. J’avais très envie que le spectateur ait du plaisir, comme moi j’en ai eu, à rencontrer les gens que j’ai filmé, très différents les uns des autres, sur cette ligne qui va de Berlin à Ceuta.
swissinfo: Votre film est très abouti sur le plan esthétique. La forme est-elle essentielle, pour vous, dans le cinéma du réel?
P.J.: Le cinéma du réel, le cinéma documentaire, c’est du cinéma. Le 7e art – c’est donc avant tout un art. On n’est pas des journalistes, on ne fait pas des reportages, on n’est pas là pour faire de la pédagogie. On est là avant tout pour faire des films – du son, de l’image, du montage. On travaille comme des photographes, à part qu’on fait 24 ou 25 photos par seconde, qu’on prend du son en plus et qu’on monte en plus. Mais je considère cela, avant tout, comme un art.
swissinfo: Le mur et les barrières sont des éléments cruciaux dans le film. Sont-ils une sorte de malédiction de la modernité?
P.J.: Une malédiction tout court, oui, c’est sûr. Décider à un certain moment de tracer une ligne, comme les hommes l’ont toujours fait au cours des siècles, et, parfois, d’y mettre une clôture ou un mur, c’est toujours absurde.
Quand on est à Ceuta, au sommet de la colline, et qu’on voit cette double clôture de 12 mètres de haut séparant politiquement l’Europe de l’Afrique, où déjà tant de gens sont morts, l’absurdité frappe. On se dit pourquoi là? Pourquoi pas cent mètres à gauche, cent mètres à droite?
On regarde les maisons, qui sont très proches de la clôture, et on se dit que l’enfant né dans une famille de cette maison-là, à gauche, aura un destin totalement différent de celui qui est né vingt mètres à droite, de l’autre côté.
A Ceuta, je me disais qu’un jour peut-être – si je vis assez vieux et les choses vont assez vite – ce sera comme à Berlin: le mur n’est plus là, sauf pour les touristes et la mémoire. Une ligne au sol serpente là où se trouvait le mur. Les Berlinois ne la voient même plus et traversent sans s’en rendre compte.
On viendra peut-être à Ceuta voir cette ligne sur le sol, se faire prendre en photo dessus. Il y aura des mémoriaux, avec des films. On dira: c’est ici que s’arrêtait l’Afrique politique et que commençait l’Europe. C’était une autre époque. Voilà, c’est le rêve que je caresse.
Interview swissinfo, Pierre-François Besson à Nyon
Né en 1968 en Belgique, Patric Jean a enseigné le français avant de se former au cinéma à l’INSAS (Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et Techniques de Diffusion) de Bruxelles.
Le réalisateur se consacre avant tout au documentaire et dirige sa propre maison de production.
Plusieurs de ses films ont été présentés à Visions du Réel. «Les enfants du Borinage, lettre à Henri Strock» et «La raison du plus fort» notamment.
Son film «D’un mur à l’autre – de Berlin à Ceuta» (90′) est accompagné sur internet d’un site autour des à-côtés du voyage et du film.
14e édition du festival, à Nyon, du 17 au 23 avril.
Palmarès le mercredi 23 en soirée.
155 films de 36 pays.
22 films en compétition internationale, dont 2 suisses.
Dix sections, dont une nouvelle – «First steps» – montrant des premières réalisations de films courts.
Deux ateliers consacrés au Français Jean-Louis Comolli et à l’Allemand Volker Koepp.
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