«Derborence», son drame et ses croyances locales
A l’occasion du 300e anniversaire de l’éboulement qui eut lieu à Derborence (Valais), le roman éponyme du Suisse Charles-Ferdinand Ramuz est adapté au théâtre. Son metteur en scène Mathieu Bertholet évoque l’aspect «régional et universel de l’œuvre».
Le 23 septembre 1714, un gigantesque éboulement se produit à Derborence, dans le massif alpin des Diablerets. Une tragédie qui cause alors la mort d’une quinzaine de personnes et de très graves dommages. De cet événement, le grand écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) va tirer, deux siècles plus tard, son roman éponyme paru en 1934.
La pièce de théâtre «Derborence»Lien externe, créée par Mathieu Bertholet, est jouée actuellement à Sion, en plein air, avant sa reprise prochaine dans les salles romandes. Le metteur en scène valaisan décèle dans cette œuvre une dimension universelle, osant le parallèle avec la tragédie de Fukushima.
swissinfo.ch: Qu’est-ce qui prévaut dans l’intérêt que vous portez à Ramuz, le goût littéraire ou le sentiment patriotique?
Mathieu Bertholet: D’abord le goût littéraire. Prenons Derborence. Le roman est très moderne, rien que dans son parler régional. Il ne s’agit pas seulement de tonalités locales ou de formes grammaticales inattendues, mais aussi d’une manière très particulière de raconter une histoire. Ramuz mêle par exemple discours direct, récit dramatique et épopée. Il y a donc une liberté de style qui est propre au parler oral et qui autorise des écarts linguistiques que la norme scolaire ne permet pas. A cela s’ajoute mon sentiment patriotique: je ressens dans l’œuvre de Ramuz un attachement à la langue semblable à celui que l’on peut avoir pour sa terre natale.
swissinfo.ch: Vous dites dans un entretien que «Ramuz atteint l’universel à travers le régional justement ». Quel accent universel revêt Derborence?
M.B.: Il y est question d’amour et de mort, deux thèmes universels précisément. Vous avez une grande séquence dans la première partie du roman où est raconté l’éboulement qui détruit l’alpage, tue des hommes et des bêtes. Mais dans cette première partie on découvre en même temps la vie puisqu’on apprend que l’héroïne est enceinte d’Antoine son époux que l’on croit mort sous les roches. Or c’est l’amour de l’épouse qui, dans la deuxième partie, sauvera Antoine sorti de l’éboulement tel un fantôme qui tente de revenir, obsessionnellement, sur les lieux du drame.
Mais l’universalité du roman ne s’arrête pas à ces deux thèmes. J’y ai pensé au moment de la tragédie de Fukushima. Dans les semaines qui ont suivi le tsunami, je suis allé au Japon pour la tournée d’un spectacle. Et là-bas, j’ai vu comment les paysans et les pêcheurs des localités rasées par le raz-de-marée revenaient malgré et contre tout dans leurs villages, conduits par une espèce de fatalité que je retrouve dans Derborence.
swissinfo.ch: Vous parlez de fatalité. Faut-il l’associer ici aux diktats de la nature?
M.B.: Oui, si l’on veut. En Valais, la nature est très puissante et envahissante. Il y a ici bien plus d’inondations, d’éboulements ou d’avalanches qu’ailleurs en Suisse. Nos paysans y sont habitués. Ils sont un peu comme ces hommes et femmes du Japon qui vivent sur une ligne de faille, le savent et acceptent de payer régulièrement un lourd tribut à une nature menaçante mais néanmoins nourricière, sans laquelle ils ne peuvent pas vivre.
swissinfo.ch: Derborence se trouve dans le massif des Diablerets. Or dans le mot «Diablerets» il y a «diable». Où se cache-t-il?
M.B.: Ramuz en joue justement. Il y a un personnage du roman, le berger des chèvres, mis à l’écart par son statut même de berger. Devenu superstitieux, il évite de prononcer le mot «diablerets» de peur d’appeler le diable. A mes yeux, il représente certains paysans valaisans, religieux et animistes en même temps: ils croient à la fois en Dieu et en une force cachée dans les montagnes. Antoine doit d’ailleurs passer devant un prêtre qui s’assure que cet homme revenu d’entre les morts n’est pas un spectre. C’est intéressant de voir comment les croyances païennes ont été transformées en croyances catholiques; comment ces esprits qui vivent sur les glaciers ont été associés, avec le temps, aux âmes qui vont au purgatoire.
swissinfo.ch: Mais ces croyances ne subsistent plus…
M.B.: Non. Il n’empêche que Ramuz gardait un lien très fort avec le Valais parce qu’il avait compris que c’était le dernier endroit où l’attachement à la nature était aussi puissant.
swissinfo.ch: S’il revenait aujourd’hui, penserait-il la même chose?
M.B.: Il confirmerait qu’il avait raison d’écrire ce qu’il a écrit à l’époque: une ode à des croyances disparues. Il y a beaucoup de romanciers en Europe qui ont fait comme lui: le Français Jean Giono avec la Provence, l’Italien Pier Paolo Pasolini avec le Frioul et l’Allemand Hans Fallada avec les régions paysannes du nord de l’Allemagne. Ces auteurs ont écrit des hommages posthumes à des traditions qui leur semblaient importantes. Je cite ces trois-là parce que je les connais. Mais dans toutes les civilisations, vous avez des poètes dont l’œuvre fait ressurgir des cultures anciennes.
swissinfo.ch: Derborence a été porté à l’écran, en 1985, par le cinéaste suisse Francis Reusser. Que retenez-vous du film, éventuellement pour votre spectacle?
M.B.: J’ai vu tous les films tournés à partir des textes de Ramuz, «Derborence» ne m’a pas particulièrement impressionné. Je trouve très beau en revanche «Si le soleil ne revenait pas» du réalisateur Genevois Claude Goretta [l’histoire d’un petit village de montagne privé de soleil durant plusieurs mois]. A mon sens, c’est le film qui représente le mieux l’atmosphère dense que crée Ramuz avec les silences. Cette atmosphère-là me plaît. Il ne faut pas oublier que nous sommes ici chez des peuples alpins, plutôt taiseux. Chez eux, la conversation et la parole ne sont pas particulièrement recherchées.
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