Dürrenmatt, écrivain dehors, peintre dedans
Cette année marque les 25 ans de la disparition de l’écrivain et les 15 ans du musée consacré à son œuvre graphique. «Je peins comme un enfant; mais je ne pense pas comme un enfant. Je peins pour la même raison que j'écris: parce que je pense.» C’est ainsi que Dürrenmatt a défini la relation privilégiée entre son métier et sa passion.
Il aura fallu dix ans d’efforts à Charlotte Kerr, veuve de l’écrivain suisse décédé en 1990, pour faire reconnaître l’importance de son œuvre picturale. C’est donc en 2000 qu’a été inauguré à Neuchâtel le Centre Dürrenmatt (CDN)Lien externe, avec une collection d’un millier de dessins, gravures et peintures (les manuscrits, eux, sont conservés aux Archives littéraires suissesLien externe à Berne).
Après avoir grimpé une route étroite et sinueuse jusque sur les hauts de Neuchâtel, on parvient à une construction en pierre noire rayée de gris, caractéristique de l’architecte Mario BottaLien externe, accotée à la maison de l’écrivain. La terrasse s’ouvre sur une vue aérienne de la ville et son lac, jusqu’aux Alpes lointaines. C’est ici que l’homme de lettres bernois a vécu de 1952 à sa mort, en 1990.
L’Année Dürrenmatt
Le Centre Dürrenmatt de Neuchâtel (CDN) a lancé l’Année Dürrenmatt, avec de nombreuses manifestations, pour commémorer le 25e anniversaire de la mort de l’écrivain. Mais aussi le 15ème anniversaire de sa création par la Confédération avec pour mission de rassembler, conserver et diffuser l’œuvre picturale (un millier de pièces).
«Dürrenmatt a toujours parlé de sa maison comme d’une ‘enclave bernoise’!», raconte Madeleine Betschart, directrice du CDN. «Il disait aussi: ‘A l’Allemagne, pays de ma langue littéraire, à la Suisse allemande, pays de ma langue parlée, j’ai préféré la Suisse romande’. Ce choix lui procurait un certain recul.»
Exposer un peintre qui n’en est pas un
Dans le sous-sol du musée, l’exposition permanente occupe un vaste espace à l’éclairage subtil, traversé par une mezzanine consacrée aux grandes dates du travail littéraire et qui jette ainsi une sorte de pont vers l’œuvre graphique.
Mario Botta, qui avait côtoyé Dürrenmatt, avait déjà été chargé d’une rétrospective au Kunstmuseum de Zurich en 1991, un an après son décès. Le Tessinois a également signé à la fois l’architecture du CDN et l’accrochage de l’exposition. «Toute la difficulté (mais aussi la chance) consistait à installer les peintures d’un auteur qui n’était pas peintre, raconte Mario Botta. Alors on a cherché à les transformer en objets qui deviennent des métaphores de sa pensée: les tableaux n’ont pas de cadre et, au lieu d’être accrochés au mur, ils sont suspendus en deçà, de manière à s’en détacher.»
Avec une exception, «Ultime assemblée générale de l’établissement bancaire fédéral», huile montrant des banquiers qui se suicident collectivement. «Il s’agit d’un petit tableau grotesque et ironique auquel Dürrematt avait donné un cadre en or, explique Mario Botta. Nous avons souligné ce cadre symbolique en lui donnant un aspect monumental, pour marquer l’idée d’un testament politique ou idéologique.»
Une passion personnelle
«Dürrenmatt disait qu’il pensait en images, que le dessin et la peinture lui permettaient d’exprimer ce qu’il ne parvenait pas à écrire, explique Madeleine Betschart. On pourrait dire que c’est une passion personnelle. Du reste il a très peu exposé. Il a développé son propre langage pictural, mais bien sûr avec des influences. Sa bibliothèque, restée à sa place, contient de nombreux livres d’art qui confirment sa culture et sa curiosité.»
Pour Ulrich Weber, responsable du fonds Dürrenmatt aux Archives littéraires suisses, l’artiste était doublement solitaire: «D’abord il était autodidacte, ensuite, il est resté figuratif, loin des mouvements contemporains, surtout l’avant-garde. Et, de toutes façons, il détestait l’idée d’entrer dans une quelconque catégorie.»
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L’autre exutoire créatif de Friedrich Dürrenmatt
Ulrich Weber estime que chez lui, l’art est complémentaire de l’écriture pour des raisons biographiques. D’abord, jusqu’à 25 ans, Dürrenmatt a hésité entre l’art et la littérature, avant de choisir cette dernière. «Ensuite, en tant qu’écrivain, et surtout dramaturge, il était confronté aux réactions parfois violentes du public et des critiques. Il y était plus vulnérable qu’il ne voulait le montrer. C’était donc important de se réserver un domaine où il pouvait s’exprimer en toute liberté. La peinture, c’était une récréation.»
En même temps, Ulrich Weber («Friedrich Dürrenmatt ou le désir de réinventer le monde», 2005), est convaincu que, «si on veut comprendre les écrits, il faut aussi connaître les dessins. Inversement, il y a une grande force dans sa peinture, qui mérite d’être (re)connue. Du reste, c’est lui-même qui a lancé l’idée d’une fondation artistique dans son testament.»
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Thèmes éternels dans la modernité
Les dessins et, surtout les caricatures, souvent impitoyables, occupent une bonne partie de la collection du CDN. Il y a aussi quelques huiles et de nombreuses gouaches. Et des lithographies des dernières années.
Le théologien Pierre BühlerLien externe, a consacré plusieurs études à Dürrenmatt, dont un article sur la figure de Don Quichotte, «chevalier de l’espoir et de la foi, dans l’œuvre écrite et dessinée» (2011).
Alors qu’il était professeur à l’Université de Neuchâtel, (actuellement il enseigne à Zurich), Pierre Bühler avait rencontré l’artiste: «Dürrenmatt a toujours souligné qu’il n’avait pas de formation de peintre, et pourtant ses travaux sont impressionnants. Ce n’est pas un hasard s’il travaillait aux mêmes motifs en écrivant et en dessinant car, de son propre aveu, ‘les images sont ses champs de bataille’ sur lesquels il lutte avec ses thèmes littéraires et, peut-être, avec lui-même. C’est donc un travail parallèle, comme une respiration quand il est en panne dans son travail d’écrivain.»
Quant aux thèmes récurrents de la Bible et des mythes grecs, «ils sont toujours liés à une confrontation de l’être humain à l’échec, la chute, la solitude, la mort, l’absolu. Ainsi le Minotaure dans son labyrinthe évoque cette position fondamentale de l’homme. Dans ses thèmes bibliques, les croyants n’ont pas de statut particulier, ils luttent et échouent comme les autres», commente Pierre Bühler.
Et de poursuivre: «Fils de pasteur, Dürrenmatt pouvait dire de lui-même en jouant sur les mots: ‘Je suis protestant et je proteste’. Il avait endossé sa confrontation avec la foi chrétienne de ses parents, mais toujours de manière critique. À la fin de sa vie, il se dira athée, probablement en raison d’une radicalisation de sa protestation contre les systèmes, l’idéologie et le fanatisme. Ce fut un grand pessimiste mais un pessimiste de l’action, avec beaucoup d’espoir malgré tout. Et il ne faut pas oublier son humour omniprésent, utilisé comme une distance intérieure à l’égard de ce qui pèse, et en même temps une sorte de pudeur.»
Un artiste ambigu
Doctorante à l’Université de Neuchâtel, Myriam Minder rédige actuellement sa thèse sur l’artiste Dürrenmatt, le faisant entrer de plein pied dans le domaine de l’histoire de l’art, une première. «Par rapport au monde de la création artistique de son temps, Dürrenmatt n’entre dans aucune case. Il interprète des sujets connus, mais de manière détournée: on croit reconnaître quelque chose et on s’aperçoit qu’il l’a interprété. Par exemple, il représente les Noces de Cana comme une beuverie impudique. Il surprend toujours.»
Myriam Minder s’intéresse aussi aux autoportraits: «Il utilise son image de manière parfois peu flatteuse et on en trouve souvent dans ses œuvres, parfois de manière un peu cachée, ou détournée. L’autoportrait est très introspectif: on se représente pour mieux s’auto-analyser, c’est un autre soi.»
La plus importante exposition de Dürrenmatt a été organisée en 1985 au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. En consultant les archives, Myriam Minder a constaté que d’autres institutions avaient souhaité la reprendre, mais que l’intéressé a refusé. «Il est d’accord d’exposer, puis il se retire. Cette attitude manifeste la même ambiguïté lorsqu’il affirme ‘je ne suis pas un peintre’, alors qu’il se portraiture lui-même en habits de peintre. Mais après tout, qu’est-ce qu’un peintre?»
Friedrich Dürrenmatt
Né dans une famille de pasteur le 05.01.1921 à Konolfingen (Berne), il décède le 14.12.1990 à Neuchâtel.
Il est l’écrivain et dramaturge suisse le plus traduit dans le monde et devient célèbre avec ses pièces «La Visite de la Vieille Dame» (1956) et «Les Physiciens» (1962), ainsi qu’à travers les adaptations cinématographiques de ses romans policiers tels que «Le Juge et son Bourreau» (1952) ou «La Promesse» (1958).
En tant que peintre, il expose quatre fois: en 1976 (Hôtel du Rocher à Neuchâtel), 1978 (Galerie Keel à Zurich), 1981 (Galerie Loeb à Berne) et 1985-1986 (Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel). En 1991, le Kunstmuseum de Zurich organise une rétrospective.
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