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Cinéma: en selle pour lutter contre le patriarcat

Nadia Fares
Cette arrière-cour à Soleure ressemble un peu à un café de rue au Caire, mais il y fait beaucoup plus froid. Thomas Kern/swissinfo.ch

Dans son documentaire présenté aux 58e Journées de Soleure, la réalisatrice Nadia Fares évoque le combat de femmes contre les injonctions patriarcales en Égypte et en Suisse. La Genevoise revient à ses racines égyptiennes.

Les femmes vivent de manière très diverse en Égypte: certaines ont manifesté sur la place Tahrir au Caire pendant le printemps arabe en 2011, elles sont médecins ou chauffeuses Uber. D’autres élèvent de nombreux enfants, ne quittent pas la maison sans voile et font tout pour convaincre leurs filles de se marier.

Le Prix de Soleure

Les 58e Journées de Soleure, le principal Festival de cinéma consacré au film suisse, s’est terminé mercredi.

Le Prix de Soleure, la récompense la plus importante, a été attribué au film «Until Branches Bend» de l’autrice et réalisatrice canado-suisse Sophie Jarvis. Le long métrage raconte l’histoire d’une jeune femme qui travaille comme ouvrière dans une conserverie. Un jour, elle découvre un insecte invasif qui risque de menacer l’environnement et les humains. Elle doit alors convaincre sa communauté du danger. «Du casting aux couleurs, en passant par les lieux de tournage, tout est délibéré et réfléchi», conclut le jury.

Le Prix du public est revenu à «Amine – Held auf Bewährung», réalisé par Dani Heusser. Il s’agit du portrait du plus célèbre requérant d’asile de Suisse. Venu de Guinée, Amine Diare Conde doit se débrouiller avec le minimum vital. Malgré ses maigres ressources, il aide sans relâche les personnes encore plus démunies que lui.

Finalement, le prix Opera Prima qui récompense un premier long métrage a été décerné à «Foudre» de Carmen Jaquier.

Elles ont en commun d’évoluer dans un système patriarcal et de devoir s’y affirmer dans différents rôles. Cela ne surprendra peut-être pas le public occidental. Mais qui s’oppose à cette contrainte de rôle? Existe-t-il un féminisme égyptien?

La réalisatrice égypto-suisse Nadia Fares se penche sur cette question dans son film «Big Little Women», présenté cette année aux Journées de Soleure et nominé pour le Prix de Soleure. Le film donne la parole à trois générations de féministes égyptiennes, qui parlent de leurs familles et de leur activisme. Avec ce film, elle veut «rendre hommage au courage de toutes les femmes qui, en Orient comme en Occident, se battent pour l’égalité des droits». L’une des voix féministes du film est celle de la réalisatrice elle-même.

Nadia Fares
Nadia Fares rêve, avec ses protagonistes, d’indépendance et de liberté. Thomas Kern/swissinfo.ch

«L’Égypte est une société basée sur les classes sociales. Dans les classes inférieures, l’homme a le dernier mot, qu’il ait raison ou tort», raconte Nadia Fares. Dans les quartiers défavorisés du Caire que montre le film, les femmes ont certes aujourd’hui la possibilité de suivre une formation ou d’exprimer leur opinion, par exemple sur la personne qu’elles souhaitent épouser. Cependant, elles ne peuvent pas vivre seules ou enlever leur foulard sans l’autorisation de leur père ou de leur mari. «Dans les classes moyennes et supérieures, le patriarcat est beaucoup plus subtil, mais il s’exprime aussi ici», explique la réalisatrice.

Le féminisme égyptien

«Big Little Women» montre aussi de jeunes femmes qui ont d’autres visions, une génération qui ne veut pas s’engager ni avoir d’enfants. Elles rêvent de parcourir le monde et aspirent à l’indépendance financière.

Nouran Salah, Noha Sobh et Amina Alwahany sont les protagonistes de ce film, trois jeunes femmes de la dernière génération féministe égyptienne. Nadia Fares les filme alors qu’elles se déplacent dans les rues du Caire à vélo, qu’elles engagent des discussions avec des femmes et qu’elles leur parlent de leur situation, de leurs droits et de liberté.

Dans ces discussions, la domination des hommes apparaît clairement. Toutefois, même dans les endroits les plus pauvres, les femmes se montrent déterminées à ne pas se laisser soumettre. Elles expliquent aux cyclistes qu’aucun homme n’oserait les insulter ou les harceler sexuellement, car «nous sommes plus masculines que n’importe quel homme dans la rue».

Nadia Fares est une réalisatrice suisse d’origine égyptienne, née à Berne. Elle travaille comme réalisatrice, scénariste et productrice à Genève, Los Angeles et au Caire.  Son premier long métrage «Honey and Ashes» (1996) a été salué internationalement comme une représentation révolutionnaire des femmes arabes contemporaines. Son scénario «Diplomatic Corps» a été sélectionné en 2018 au New York Writers Lab, avec le soutien de Meryl Streep et Nicole Kidman. «Big Little Women» est son premier documentaire.

Les cyclistes ont également des discussions avec leurs propres familles, notamment avec leurs pères, ce qui est le signe qu’elles ont acquis une certaine liberté. Elles contredisent les hommes et remettent en question leur autorité.

Nawal El Saadawi, pionnière du féminisme au Moyen-Orient et décédée en 2021, s’exprime dans le film en tant que représentante d’un féminisme plus ancien. Elle raconte sa propre expérience, comment elle a pu se libérer en tant que femme et quel prix elle a dû payer pour cela. Elle raconte son emprisonnement et son exil.

«Jusqu’à son dernier souffle, Nawal El Saadawi a mis son énergie dans la lutte et s’est efforcée de transmettre son esprit combatif aux jeunes femmes d’aujourd’hui en Égypte, mais aussi dans d’autres pays», commente Nadia Fares. Nawal El Saadawi s’est engagée depuis les années 1970 pour les droits des femmes en Égypte, mais aussi dans le monde arabe en général. Elle s’est en particulier battue «contre la répression de la sexualité», souligne la réalisatrice.

Nadia Fares constate aussi qu’il existe une nette différence entre l’activisme de Nawal El Saadawi et celui des jeunes féministes égyptiennes.

Le «patriarche cool» en tant que victime

Dans le film, Nawal El Saadawi explique également comment les hommes eux-mêmes doivent s’adapter aux normes de comportement que les sociétés du Moyen-Orient imposent aux maris et aux pères de la région. Un homme qui ne peut pas contrôler ses femmes et leurs filles s’expose au mépris ou à l’exclusion totale de la société.

«Big Little Women» est également un hommage au défunt père égyptien de la réalisatrice, qu’elle qualifie de «patriarche cool» à la fin du film. Le destin de son père égyptien, qui a épousé une femme suisse (sa mère), permet de rappeler que le patriarcat est aussi une affaire suisse.

Im Pressezentrum Nadia Fares
La réalisatrice s’entretient avec swissinfo.ch au centre de presse du Festival du film de Soleure. Thomas Kern/swissinfo.ch

Ainsi, le grand-père suisse de la réalisatrice s’opposait à ce que sa mère se marie avec un Égyptien. Il n’a pas pu le lui interdire, mais a veillé à ce que son père quitte le pays et sa famille. «Mon père a été victime d’un patriarche suisse, car c’est mon grand-père qui a concocté le plan de faire renvoyer mon père au Caire par les autorités», raconte Nadia Fares. En s’appuyant sur sa propre histoire et celle de son père, la réalisatrice montre également un autre aspect du patriarcat: elle illustre comment les hommes sont également victimes de ce système.

Le patriarcat est encore très présent dans la Suisse d’aujourd’hui, souligne Nadia Fares. «Par exemple, l’inégalité salariale est toujours un problème en Suisse. La solidarité entre hommes est toujours plus forte que celle qui transcende les genres. Il en va de même dans mon métier de réalisatrice: les femmes cinéastes sont certes acceptées, mais nous devons toujours nous battre plus que les hommes pour notre crédibilité. Des budgets plus importants sont plus facilement attribués à un homme qu’à une femme. Le patriarcat est aussi présent en Europe qu’en Égypte, même s’il s’exprime différemment.»

(Adaptation de l’allemand: Katy Romy)

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