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Entre la Suisse et la Roumanie, le lien francophone

Bertil Galland. Collection personnelle

Bertil Galland évoque le parcours tourmenté de l'écrivain roumain Panaït Istrati, parcours qui passe par Lausanne et Vouvry. Figure célèbre de la littérature de l'entre-deux-guerres, Panaït Istrati est longtemps tombé dans l'oubli avant que différentes rééditions ne lui redonnent vie.

Bucarest vient d’accueillir le 11ème Sommet de la Francophonie. Sous ce nom, la France réactive un machin politico-diplomatique qui la console de la perte de son empire. On s’y paie de mots. N’empêche que la fraternité par la langue française existe, substantielle.

On savoure sa réalité hors des discours, dans des livres qui n’ont pas de frontières et résistent aux années. Et Paris reste au centre, Paris donne, Paris accueille et Paris réédite parfois ceux que ses modes intellectuelles avaient rejetés.

Certains écrivains roumains ont inquiété les Français. Ils ne pratiquaient pas de naissance la langue de Montaigne, de Molière ni de Malraux mais s’en sont pénétrés jusqu’à la manier, mais à leur façon, souvent follement originale, tels Tristan Tzara, qui lança Dada, Cioran, polissant ses aphorismes noirs, Ionesco plantant en son théâtre sa cantatrice chauve ou Eliade, parcourant à lui seul toute l’histoire des religions.

Ces Roumains furent de grands francophones et devinrent mieux que ça: des écrivains français. Et la Suisse romande doit se garder d’oublier, parmi eux, Panaït Istrati, le vagabond qui apprit le français sur son sol et s’affirma, en notre langue partagée, comme l’un des meilleurs raconteurs d’histoires du 20ème siècle.

Une nuit à Lausanne

Oui, ce rebelle, fils d’une paysanne valaque et d’un contrebandier grec, né dans le port danubien de Braïla, mériterait sa statue au bord du Léman. Les errances d’Istrati, sa tendresse envers les marginaux, son expérience des petits métiers, débardeur, agitateur syndical, aide-pharmacien ou commis de cuisine, avaient conduit cet autodidacte du Danube à l’Egypte avant que la tuberculose ne l’oriente vers Leysin.

C’est là qu’il commença à se soigner et se mit à pratiquer le français. Mais sans le sou, il fut bientôt contraint de repeindre des chalets et d’arracher des betteraves dans la plaine du Rhône. A Vouvry, par ruse, il parvint à offrir un piano à un grand musicien valaisan tombé dans la pauvreté: Arthur Parchet.

Sa première nuit dans la capitale vaudoise, au printemps 1917, Panaït Istrati la passa sous le pont Bessières. La police lui prit son passeport et ne le rendit qu’après y avoir tamponné son lieu de résidence: «Asile de nuit, Lausanne». Le lendemain, le Roumain partait à pied pour Cossonay chercher du travail aux câbleries. Malade comme un chien, il fut recueilli au sanatorium de Sylvana, aux lisières du Jorat.

Lecteur frénétique, il y poursuivit l’étude du français et tapissa sa chambre de fiches. Il s’exalta en dévorant un roman-fleuve, «Jean-Christophe». L’auteur se trouvait à deux pas: Romain Rolland vivait à Villeneuve. Sans oser le rencontrer, désespéré, Istrati fila en France, descendit à Nice, et avant de se trancher la gorge, sans réussir, laissa une lettre, en français, adressée à son grand maître du bout du Léman.

Il reçut alors le conseil de dominer son tumulte intérieur en l’exprimant dans l’idiome appris. C’est en français, un peu corrigé d’abord par les amis de Rolland, que ce sage d’en bas, ce rhapsode de l’Orient européen prit son envol, dans la précision chatoyante du petit monde qu’il avait observé dans ses errances.

Son tout premier texte, «Une rencontre», fut le récit de la nuit passée à Lausanne, précis, vivant, humble et sans rancune envers ceux qui l’abandonnèrent à sa dèche. Il réserve ses descriptions fraternelles à ses compagnons d’asile. Puis vinrent dix-huit livres et ses chefs-d’œuvre, palpitant de compassion, tragiques et gais, de «Kyra Kyralina» aux «Chardons du Baragan», avec le cycle des romans où l’on suit Adrien Zograffi, son double, dans la mêlée des peuples balkaniques.

Dix-sept mois d’enquête en URSS

La gauche française fit d’Istrati son fétiche et le communisme supputé de ce rebelle lui valut d’accompagner en URSS les écrivains français qu’on traduisait en russe, cornaqués, fastueusement gavés de caviar et de propagande.

Mais un soupçon s’empara du vagabond. Mieux que d’autres il savait regarder derrière les portes et questionner. Profitant des roubles que lui apportaient ses droits d’auteur, d’octobre 1927 à février 1929, il parvint à tromper les chiens de garde et zigzagua à ses frais sur tout le territoire soviétique.

Dans ce périple inouï au paradis des ouvriers, il était accompagné par Kazantsakis, l’écrivain grec, et par sa jeune amie genevoise Marie-Louise Baud-Bovy, appelée Bilili (on voudrait en savoir davantage sur elle, qui précéda de peu chez les Soviets une autre jeune Genevoise pleine d’audace, Ella Maillart).

Istrati vit de pauvres gens écrasés par des injustices criantes, parfois affamés, harcelés par les faussaires du parti et contraints à une délation systématique. Bref: la terreur. Il cracha le morceau dans un livre, paru à Paris en 1929, «Vers l’autre flamme», qui fit scandale dans la gauche française. Le Roumain, «frère des victimes et des vaincus» écrit Claude Magris, devint «le traître».

Plus question du génie de Panaït Istrati. Barrage absolu contre lui, en France, chez les éditeurs et dans la presse, sauf chez les anarchistes. Rejeté dans sa solitude, l’auteur regagna la Roumanie où il mourut délaissé en 1935.

Mais la charge de vie, dans ses récits, n’a cessé de les faire exploser à nouveau, à la Guilde du livre, à Lausanne, en poche en France, ou en œuvres complètes, par Roger Grenier appuyé par Kessel et Ionesco, chez Gallimard, et plus complètes encore, cette année-ci, y compris le texte lausannois et les souvenirs russes, aux Editions Phébus.

La présentatrice est elle-même un notable auteur de la francophonie, Linda Lê, Vietnamienne, qui écrit: «Istrati brûle, se consume dans son art, et nous brûlons avec lui.» Mais c’est un feu de fraîcheur, celui qui ne s’éteint pas.

swissinfo, Bertil Galland

Bertil Galland est né en 1931 à Leysin (Vaud) d’un père vaudois et d’une mère suédoise.

Après des études de lettres et de sciences politiques, il se forme comme journaliste.

Il est également actif dans l’édition. Il dirige d’abord les «Cahiers de la renaissance vaudoise» de 1953 à 1971, puis crée sa propre maison d’édition en 1971.

Entre autres activités, il traduit en français des œuvres scandinaves et crée la collection CH pour faire connaître les auteurs alémaniques et tessinois au public francophone.

Au plan journalistique, il participe à la création du «Nouveau Quotidien» en 1999.

Bertil Galland vit actuellement entre Lausanne et Richmont (Bourgogne).

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