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Epoque noire sur fond de légende rose

L'anniversaire de Hitler au lycée allemand de Davos, en 1940. SP

«A L'Ombre de la montagne», documentaire de la cinéaste lausannoise Danielle Jaeggi, remue un passé douloureux. Celui d'une Suisse grisonne idyllique, empêtrée dans ses compromissions avec le régime nazi.

«La Suisse est, comme on le dit, la succursale du paradis», tralalaouti… chante un chœur de jeunes filles, et les voix résonnent dans un paysage de rêve qu’on aurait cru arraché à un prospectus touristique.

«A L’Ombre de la montagne» s’ouvre ainsi sur une page qui ressemble à une publicité glacée.

Tous les clichés sont là: le lac, les sapins, les cimes enneigées de Davos, et surtout son mythique Schatzalp, aujourd’hui hôtel de luxe, autrefois sanatorium où le lait coulait (et coule toujours) à flot, comme le vin rouge d’ailleurs.

Deux breuvages que le film croise dès le début avec élégance, filant la métaphore des couleurs nationales. Croix blanche sur fond rouge. Un drapeau qu’on ne verra pas flotter mais qui claque silencieusement sur ce documentaire de Danielle Jaeggi où petite et grande histoire s’imbriquent sur fond de guerres.

Double guerre

La guerre contre la tuberculose et celle plus monstrueuse qu’Hitler prépare. Nous sommes donc au début des années 1930. François, le père de Danielle Jaeggi, a les poumons atteints et se fait soigner au Schatzalp. De là, il écrit à sa fiancée, une jeune Juive d’origine hongroise qu’il a rencontrée à l’Université de Lausanne où lui-même suit des cours de médecine.

Ses lettres qui s’échelonnent sur plusieurs années, tant que durera sa cure, sont attentionnées, sensibles, inquiètes… Elles disent son amour pour celle qui deviendra plus tard sa femme, décrivent l’état de santé du tuberculeux qu’il est, et l’état d’un monde touché par une maladie qui s’annonce grave: le nazisme.

De ces lettres, la cinéaste fait le moteur de son film. Sa réflexion part toujours des mots de son père, puis s’en affranchit pour aller chercher la réalité (sociale, politique, médicale) dans les propos des historiens qu’elle a interrogés, dans les images d’archives aussi.

Douloureux, mais pas inédit

Années noires sur fond de légende rose. Pour ce qui est de la légende, elle est largement entretenue par la mélodie du film: virginité et beauté de la montagne qui ont toujours façonné la silhouette de la Suisse.

Pour ce qui est des années noires, la chanson n’est pas moins connue: compromissions avec le régime nazi; refoulement de Juifs à la frontière; assassinat, en 1936, à Davos précisément, de l’Allemand Wilhelm Gustloff, chef du parti national-socialiste en Suisse; procès, à Coire, de son assassin David Frankfurter, un jeune Juif, d’origine croate qui vit outre-Sarine…

Bref, autant de faits reprochés à ce pays, qui hantent ce film. Certes, le sujet est douloureux mais pas inédit dans le monde des arts. De cette époque noire, la littérature suisse a souvent été le reflet. En témoignent «L’Ambassadeur», pièce de Thomas Hürlimann qui stigmatise la diplomatie suisse des années 30-40, et «Le Silence des abeilles», roman récent de Daniel de Roulet qui revient sur l’affaire Gustloff dans l’un de ses chapitres.

Les sales bacilles de Davos

Ce que l’on connaît moins en revanche, c’est l’effervescence de ces sanatoriums de Davos où le national-socialisme germe comme un bacille. Foyers du nazisme en Suisse, ces lieux de cure sont observés par la cinéaste avec méfiance. Méfiance vis-à-vis d’un certain nombre de leurs pensionnaires, des dignitaires de Berlin venus s’y faire soigner. Leur présence à Davos est un merci cynique adressé à la Suisse qui achemine vers l’Allemagne son aluminium.

Méfiance également vis-à-vis de la thérapie appliquée. «Le grand air n’a pas eu raison de la maladie de mon père, seuls les antibiotiques en sont venu à bout», dit en voix off la narratrice du film.

Fêlures psychiques et fêlures historiques se télescopent sous le regard de Thomas Mann, grand écrivain allemand, antinazi, auteur de «La montagne magique». Cet imposant roman, à l’ombre duquel vit le documentaire de Jaeggi, se déroule au Schatzalp, à la veille de la Première Guerre mondiale.

Le film et le roman s’emboîtent, sans bruit. Le seul choc que l’on entend est celui provoqué par la confrontation de l’homme à la société de son époque. Thomas Mann aurait apprécié.

Ghania Adamo, swissinfo.ch

Docu. «A L’Ombre de la montagne», documentaire suisse de Danielle Jaeggi.

A voir. Lausanne, Galeries du cinéma. Genève, Cinéma Bio. Les autres salles romandes enchaînent dès ce début de mois.

Lausanne. Née à Lausanne en 1945, de père suisse et de mère hongroise.

Musique. Après des études musicales au Conservatoire de Genève, elle quitte la Suisse en 1970.

Paris. A Paris, où elle s’installe, elle suit des cours à l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques), puis soutient un doctorat d’esthétique à l’Université Paris VIII.

Films. Elle a tourné des documentaires et des essais vidéographiques, parmi lesquels «La fille de Prague» (1978), «L’arche de Nam June» (1980), coréalisé avec Jean-Paul Fargier et Raphaël Sorin, «Tout près de la frontière» (1982), «Loosing touch» (1992), «Dans le champ des étoiles» (2000).

Prof. Elle est aujourd’hui enseignante à l’Université Paris VIII

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