Français-khmer, des emprunts mais pas de mariage
Le journal 'Cambodge Soir' nous propose un article sur la façon dont la langue khmère s’est approprié des mots du vocabulaire français au point de changer prononciation, transcription et, parfois, sens. Pas d’union pour autant: chaque langue s’est réservé un domaine d’emploi exclusif et autonome.
Ce que l’on appelle «emprunt lexical», donc le passage d’un mot d’une langue dans une autre, n’est en fait pas seulement une opération linguistique.
Il s’agit d’une question des plus complexes qui nécessite une prise en compte de données sociales et psychologiques. L’examen des mots français «entrés» dans la langue khmère constitue une partie importante, peu étudiée, de l’histoire de la France au Cambodge.
Ce qu’emprunter veut dire
Le dictionnaire a la bonne vieille manie de nous donner d’abord le sens concret d’un mot, de préférence entaché de matérialité, pour ensuite passer à un niveau plus abstrait. «Emprunter», généralement de l’argent, signifiera «recevoir à titre de prêt» et le sens figuré du terme n’est pas déductible du sens premier, comme on peut en juger avec la définition du Trésor de la langue française: «Fait de prendre quelque chose pour se l’approprier, pour l’utiliser ou l’imiter». Dans un cas, une relation bornée par les termes prêter et rendre, dans l’autre une appropriation pure et simple.
Les choses sont normalement bien claires: il s’avère qu’un beau jour, une langue a recours à un mot d’une autre langue pour pallier un terme qui lui fait défaut. Être simple n’a rien de méritoire pour une proposition qui énonce des sottises. Tout d’abord ce n’est pas une langue qui emprunte, ce sont des individus particuliers qui commencent à utiliser un terme étranger dans un contexte donné et qui seront plus ou moins, ou pas du tout suivis. Une autre «loi» qui ne tient pas la route est celle du besoin lexical. On n’a pas besoin en khmer du mot «website», car le terme kehatumpoa fait très bien l’affaire. Et pourtant, on a sans arrêt recours au mot websai; ici, comme pour beaucoup de questions liées à la langue, on aurait grand tort de négliger une mystérieuse composante esthétique.
Le français plutôt que le pali
Combien y a-t-il de mots français en khmer? Toute logique qu’elle paraisse, cette question est dépourvue de sens. En premier lieu, tout dépend des instances auxquelles on se réfère. Si l’on cherche un équivalent khmer du mot français «abbé» dans le Dictionnaire de khmérisation publié en 1973, on trouvera le mot abé écrit avec des lettres khmères. On pourra donc en conclure que le terme français «abbé» a été emprunté et le comptabiliser au nombre des termes français en khmer au même titre que, par exemple, le mot «cyclo».
Ce serait absurde car, à l’exception de quelques francophones d’un bon niveau, personne ne connaît ce terme. De plus, il est bon de savoir que le Dictionnaire de khmérisation propose d’introduire en khmer des mots nouveaux sur la base de termes étrangers, en grande partie français et ce, en opposition à la tendance précédente qui avait consisté à créer des mots nouveaux sur la base du pali (langue autrefois parlée en Inde, ndlr).
Quand on essaie de faire une liste des termes français en khmer, il n’est d’autre solution que de procéder à tâtons et c’est exactement ce qu’a fait l’auteur de ces lignes. La recette est simple: il vous suffira de vous installer autour d’une table avec vos amis cambodgiens et de donner le ton en citant des exemples. Il a suffit d’énoncer quelques mots comme «cyclo», «télé», «stylo»… pour en recevoir des dizaines d’autres, en tout plus de 200, que l’on peut qualifier de termes d’emploi courant.
L’emprunt lexical réussi
La hiérarchie dans laquelle s’inscrivent les emprunts est complexe, mis à part les faux emprunts comme «abbé» ou «nucléaire». En khmer comme dans les autres langues, le critère qui permet de juger la réussite de l’emprunt est l’infidélité. En premier lieu, l’infidélité phonétique: plus la prononciation khmère d’un terme français est éloignée du phonétisme originel du mot, mieux le mot est intégré en khmer.
Les exemples existent à foison: «accu» = akoj, «courtier» = coutché, «police» = polih, «pile» = peul, «sirop» = sro ou tro, «mode» = moot, «vis» = vih, «poste» = poh, «fusible» = peusip, «masque» = mah, etc. Le fait que le terme français est filtré par le système phonétique du khmer témoigne d’une utilisation effective du mot en question. Un exemple particulier aidera à y voir plus clair. Le mot «chef» a été emprunté et se prononce en khmer saèp; le son «ch» n’existant pas en khmer, on sélectionne le son «s» qui est le plus proche, par le même mécanisme le «f» devient «p», ce qui est un phénomène très courant et le son «è» devient «aè» tout comme «retraite» = atraèt.
Une autre infidélité qui témoigne de la réussite est l’infidélité sémantique: le passage dans une autre langue se traduit par une modification sémantique. «Hors-jeu» (prononcé orzeu) n’a rien à voir avec le sport mais s’emploie pour une voiture qui ne peut ni avancer ni reculer. Signaux désigne les clignotants, kaeusou désigne le caoutchouc mais aussi l’hévéa, zin vient du mot «origine» mais s’emploie en khmer pour désigner ce qui est authentique, l’absence de contrefaçon.
Le critère d’infidélité est très sûr pour témoigner de la réussite d’un emprunt et permet d’augurer de son utilisation généralisée. Un autre trait caractéristique de ces termes est qu’aucun ne relève d’un registre savant.
La guerre lexicale
Dans beaucoup de pays, la France en premier lieu, l’intrusion de termes étrangers n’est pas de tous les goûts, et des tendances à la protection de la langue s’affirment et seront souvent institutionnalisées. À cet égard, il semble que le Cambodge ait hérité du goût français des académies et autres commissions chargées de la langue dont les entreprises confinent parfois au ridicule.
Au Cambodge, la tendance à la norme a été institutionnalisée dès 1946 avec la création de la Commission des lettrés. Dans l’esprit des savants en question, remettre de l’ordre dans la langue a impliqué la création d’un très grand nombre de mots nouveaux sur la base du pali et du sanscrit. Ces mots nouveaux visaient à remplacer des créations populaires ainsi que nombre de termes français pourtant bien passés en khmer.
Par exemple, le mot «cyclopousse» ne devait pas être de facture assez noble au yeux des lettrés qui l’on remplacé par treycakrayien du sanscrit et pali «trois» + «roues» + «véhicule»; le lecteur n’aura aucun mal à décider lequel des deux l’a emporté. D’autres termes imbuvables ont également été essayés, par exemple pour «hélicoptère», sans succès aucun.
Un frankhmer ?
Quatre-vingt-dix ans ans de protectorat, suivis de vingt ans de coopération technique interrompue en 1975, ne se sont en définitive traduits que par une influence limitée du français sur le khmer. Il faut bien sûr prendre en compte la rupture de 1975, même si cette dernière n’explique pas tout.
Un trait caractéristique de la situation linguistique du Cambodge, avant et après l’indépendance, est qu’institutionnellement, l’emploi des deux langues a relevé de situations mutuellement exclusives et que peu de rencontres se sont donc produites, la naissance d’un parler de type singlish ou anglais d’Inde s’avérant ainsi impossible.
Le khmer avait son domaine réservé et le français le sien. Un exemple révélateur : la langue de l’enseignement supérieur, de la recherche et des publications universitaires demeurait le français, le khmer étant dans ces domaines au mieux marginal. À l’époque, une véritable khmérisation de ces domaines aurait très certainement nécessité, à des fins documentaires ou d’exemplification, un recours au français d’une ampleur de celle qu’on peut constater aujourd’hui au profit de l’anglais.
Pères fondateurs. Le Prince Norodom Sihanouk du Cambodge fait partie des ‘pères fondateurs’ de la Francophonie, avec le président sénégalais Léopold Sédar Senghor et ses homologues tunisien Habib Bourguiba et nigérien Hamani Diori.
Charte. C’est le 20 mars 1970, il y a 40 ans, qu’a été signée à Niamey, par 21 pays, la Charte créant l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT).
Chiffres. Aujourd’hui, l’OIF regroupe 70 États et gouvernements (dont 14 observateurs) répartis sur les cinq continents.
Montreux. La Suisse, membre de l’OIF depuis 1989, accueille cette année le 13e sommet de la Francophonie. Il se tiendra du 20 au 24 octobre 2010 à Montreux, dans le canton de Vaud.
1863: Le royaume du Cambodge, pour échapper à l’emprise du Siam (actuelle Thaïlande) et de l’Annam (actuel Vietnam), demande de l’aide à la France. Un traité de protectorat est signé et un résident général est installé à Pnom Penh.
1887: Le Cambodge est intégré à l’Indochine française (les trois régions constitutives du Viêt Nam, Tonkin, Annam, et Cochinchine, auxquelles sera joint le Laos en 1893) et le roi perdra toute autorité.
1946: début de la guerre d’Indochine.
1953: Après 7 ans de conflit, le pays retrouve son indépendance, sous le règne de Norodom Sihanouk.
Le Cambodge, membre de l’Asean, se situe dans une région du monde dominée par l’anglais. Son attachement au français est davantage lié à l’histoire qu’à une nécessité. Mais avec l’incroyable progression de l’anglais, le français, pourtant intimement lié au passé du Royaume, peine à sauver l’honneur de la francophonie.
Quelques enseignes de ministères ou d’institutions étatiques sont toujours écrites en français. La famille royale et certains politiciens y sont encore attachés. Mais dans la rue, le français est souvent absent des conversations. Si le terme «Barang» est toujours utilisé pour désigner les Occidentaux, les Cambodgiens leur adressent désormais des «Hello» pour les interpeller.
Pour les plus anciens, le français reste un symbole de la présence occidentale au Cambodge alors que les plus jeunes ne s’intéressent qu’à la langue de Shakespeare. Seule la petite communauté francophone du Royaume résiste et exhibe sa fierté de parler le français. Ces personnes maîtrisent plus ou moins bien l’anglais, mais estiment que le français reste un atout supplémentaire.
Cambodge Soir.info, extrait d’un texte signé Pen Bona, 19 mars 2010
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