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«Godard peut penser faux, mais il sent toujours juste»

Comme d'habitude, un film à décoder... SP

Joujou du dernier Festival de Cannes, «Film socialisme» de Jean-Luc Godard est à l’affiche des salles romandes. Le 16 juin, il fera l’objet d’un débat au Forum Meyrin, à Genève, en présence, en principe, du cinéaste, et de l’historien du cinéma Jean Douchet que nous avons interviewé à cette occasion.

Tangage assuré dans «Film Socialisme» qui commence avec une croisière en Méditerranée. Sur les ponts du navire, dans les salons, dans les cabines, des voyageurs de tous âges discutent, prennent des photos, dansent, mangent, boivent. Dehors, le vent souffle fort. On l’entend. Il balaie les paroles, brouille le son, parasite le présent, réveille la mémoire du passé.

Des histoires d’autrefois surgissent alors. Des histoires de guerre surtout: Napoléon et la Russie, Franco et les Républicains, le IIIe Reich, la création de l’Etat d’Israël…

Le navire fait halte dans plusieurs ports. On descend… non, on reste à bord. On ne sait pas, on ne sait plus… Peu importe, Godard n’en est pas à un brouillage près! Il mélange avec jubilation les existences. De la vie collective du bateau, on passe à la vie privée d’un garagiste. Nous voilà en ville, avec des problèmes familiaux, mais pas forcément familiers. Les enfants veulent se présenter aux prochaines élections régionales. La fille lit Balzac, adossée au distributeur d’une pompe à essence. A ses côtés, un lama.

Ici, la cohérence disparaît au profit de l’insolite. Sur ce terrain glissant, Godard se tient en parfait équilibre. C’est que le cinéaste a sa logique à lui. Elle est aussi passionnante que déroutante. Déroutante pour le public parfois. Car lui, garde toujours le cap. De son «Film Socialisme» (comme de tous ses films en général), se dégagent donc des axes qui redressent la barre et évitent la dérive.

Les voici, ces axes. Nous les avons soumis, pour commentaire, à l’historien et critique de cinéma Jean Douchet qui connaît Godard depuis une éternité. Depuis la création, à Paris, des Cahiers du cinéma où tous les deux furent journalistes. Ecoutez-le.

L’EUROPE

«Elle ne sait plus très bien où elle en est. Le film raconte, à sa manière, un monde dont la civilisation est en train de s’effriter pour donner naissance à une autre culture. Les populations européennes se trouvent donc dans l’attente aujourd’hui; elles sont confrontées à cette question cruciale: que nous réserve l’avenir? Quand je pense à Godard, me revient toujours ce mot de Paul Valéry: « Désormais nous savons que toute civilisation est mortelle». Cette phrase sous-tend toute l’œuvre du cinéaste.

Je précise que «Film socialisme» commence par le mouvement de la mer. Un mouvement universel – dans lequel nous sommes pris. Il y a donc forcément des êtres, des objets, des habitudes qui apparaissent et disparaissent».

LA PALESTINE

«Il faut peut-être rappeler ici qu’il y a 60 ans, le premier article de Godard, publié à Paris par un petit magazine cinéphile que dirigeait Eric Rohmer, s’intitulait «Cinéma et politique». Jean-Luc a toujours mis son talent au service de l’art et du monde tel qu’il avance. Ses prises de position en faveur du peuple palestinien, qu’il estime victime d’une grande injustice, ne datent pas d’hier. Elles remontent à loin et lui ont d’ailleurs valu d’être traité d’antisémite. Ce qu’il n’est pas. Godard peut penser faux, mais il sent toujours juste. En cela, il est un visionnaire. Mais un visionnaire provocateur, j’en conviens, dont les propos ne laissent jamais indifférent. Je ne connais pas quelqu’un au monde qui soit aussi fin que lui. En 66, il avait déjà senti Mai 68.

Mais pour revenir à la Palestine, ce qu’il dit au fond, c’est qu’il y a un problème et qu’Israël en est responsable».

LA GUERRE

«Godard part de l’idée que la guerre fait partie du grand mouvement universel dont je vous parlais au début. La guerre détruit, mais sur ses ruines on reconstruit. Cela ne signifie pas que le cinéaste la justifie. Il montre tout simplement comment elle traverse la vie, les siècles.»

L’ARGENT

«Le film démarre avec une croisière en mer. Or, comme chacun le sait, une croisière vend du rêve et nécessite à ce titre beaucoup d’argent. En filigrane, Godard nous dit donc que le capitalisme, et la richesse qui lui est consubstantielle, se propose d’offrir du bonheur à tout le monde. En ce sens, le capitalisme se substitue au socialisme puisqu’il prétend assurer aux humains tout le bien être auquel ceux-ci aspirent. Ce qui est à la fois absurde et monstrueux. Bien sûr, Godard en est conscient, et il joue là-dessus avec ironie mettant l’accent sur une contradiction idéologique flagrante».

LES ILLUSIONS PERDUES

«Oui, il s’agit ici du célèbre roman de Balzac cité dans le film. Je l’ai dit: ce qui est perdu pour Godard, c’est notre civilisation. On peut penser que Jean-Luc se montre très pessimiste à cet égard. Mais comme c’est un immense artiste, il garde quand même un espoir. Chez lui, pointe une forme d’optimisme, ne serait-ce que dans cette complicité avec Balzac auquel le cinéaste envoie un clin d’œil comme pour lui dire que, finalement, l’art et la littérature apportent au fonctionnement du monde leur part de bonheur».

GODARD

«Vu de l’extérieur, c’est pour moi l’un des plus grands artistes de notre temps. Il a réinventé la narration, ce qui est énorme. Avec lui, le cinéma n’a plus jamais raconté une histoire de façon linéaire, avec un début, un milieu et une fin. Dans ses films, les rapports de cause à effet ont disparu, cédant la place à des instants séparés, coupés les uns des autres, comme dans la vie.

Vu de l’intérieur maintenant, je dirais que c’est quelqu’un qui a conscience de son génie mais qu’il en souffre».

Ghania Adamo, swissinfo.ch

Son père, Paul Godard, est médecin, sa mère, Odile Monod, est issue de la grande bourgeoisie protestante française.

Sorbonne. Après une scolarité à Nyon (Vaud), puis à Paris au lycée Buffon, il s’inscrit à la Sorbonne, en anthropologie.

A Paris, il noue des relations avec François Truffaut, Eric Rohmer, Claude Chabrol… et entre comme chroniqueur aux «Cahiers du cinéma».

Souffle. En 1959 sort son premier long métrage «A bout de souffle», qui lui vaut un succès public et critique.

Un courant est né, La Nouvelle Vague, dont il devient le chef de file. Avec «Le Mépris», «Alphaville», «Pierrot le fou», entre autres, il acquiert une notoriété internationale.

Coeur. Une bonne partie de son œuvre s’inspire de sa vie sentimentale.

Anna & Anne. En 1961, il épouse l’actrice Anna Karina, divorce et se remarie avec Anne Wiazemsky.

Rolle. Il vit aujourd’hui à Rolle (Vaud) avec sa compagne Anne-Marie Miéville.

«Film socialisme» de Jean-Luc Godard, à l’affiche de certaines salles romandes.

Présenté dans le cadre du dernier Festival de Cannes, le film sera projeté en séance spéciale au Forum Meyrin, Genève, le 16 juin, à 19h30.

La projection sera suivie d’un débat, avec la participation de Godard (sous réserve), de Jean Douchet, de Doris Jakubec et de Riccardo Petrella.

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