Ignaz Troxler, l’inventeur oublié de la Suisse moderne
Si la Suisse présente un système parlementaire très proche de celui des États-Unis, ce n’est pas le fruit du hasard. C’est essentiellement dû à l’influence d’un homme: Ignaz Paul Vital Troxler. Dans une biographie, l’historien Olivier Meuwly revient sur le rôle de ce grand penseur du 19e siècle, injustement tombé un peu dans l’oubli.
On a coutume de dire que la Suisse et les États-Unis sont deux «Républiques sœurs». Mais pourquoi au fait? Outre que les deux pays ont longtemps compté parmi les rares démocraties dans un monde occidental largement monarchique, c’est également parce que les deux nations présentent des systèmes politiques assez similaires.
Le système bicaméral helvétique, avec son Conseil national qui représente le peuple suisse et son Conseil des États qui représente les cantons, rappelle clairement le système américain, avec sa Chambre des représentants et son Sénat. Et pour cause, puisque les créateurs de l’État fédéral de 1848 se sont inspirés du modèle politique américain.
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La Suisse et les États-Unis, des républiques sœurs
Cette référence au modèle américain est due à un grand intellectuel de l’époque: Ignaz Paul Vital Troxler (1780-1866). Philosophe, écrivain, journaliste, professeur d’université, ce Lucernois d’origine aura eu une grande influence sur tout le mouvement libéral-radical de l’époque, à l’origine de l’État fédéral moderne. Mais l’homme avait d’autres cordes à son arc. Il a notamment été un pédagogue reconnu et un médecin célèbre, qui a d’ailleurs laissé son nom à une illusion d’optique très prisée des magiciens.
Cet esprit brillant et influent a quelque peu été oublié, tout particulièrement en Suisse romande. Dans une biographie qui vient de paraître, Troxler, inventeur de la Suisse moderne, l’historien Olivier Meuwly redonne un coup de projecteur sur un personnage qui est, écrit-il, «indiscutablement l’un des grands hommes de l’histoire suisse».
swissinfo.ch: Ce bicaméralisme suisse influencé par les États-Unis est-il vraiment à mettre au crédit de Troxler?
Olivier Meuwly: Oui, son influence a réellement été fondamentale. En 1847, deux tendances s’affrontaient, avec d’un côté ceux qui plaidaient pour un système centralisé avec un Parlement unique incarnant toute la Suisse et, de l’autre, les partisans d’une conception fédéraliste. Or les fédéralistes avaient trouvé en Troxler l’un de leurs plus grands porte-voix.
Le fédéralisme collait à sa vision romantique du monde. Pour Troxler, une Suisse sans une vraie place pour les cantons n’était plus vraiment la Suisse. Il a trouvé dans la Diète constituante de 1847 d’anciens élèves pour relayer cette thèse.
Le modèle américain était certes déjà connu en Suisse depuis le début du siècle. Mais Troxler s’est particulièrement appuyé sur lui pour défendre une Suisse fédéraliste. Finalement, les partisans d’une solution centralisatrice se sont ralliés à cette conception, afin de trouver un compromis et ainsi sauver leur projet d’État fédéral moderne.
Troxler n’a lui-même assumé qu’une toute petite charge politique, un mandat de député pendant deux ans dans un parlement cantonal. Alors, comment expliquer sa grande influence? Était-il un influenceur, comme on dit de nos jours?
Il était avant tout un Staatsphilosoph, comme on dit en allemand. C’est ainsi qu’il a trouvé les moyens d’avoir de l’influence. Il s’est battu par le biais de ses anciens élèves et a trouvé des relais. C’était un penseur, un philosophe, un des rares romantiques qui a eu une prise directe sur les décisions.
Tout au long de son parcours, on voit que le romantisme est important chez lui. Mais comment précisément se manifeste-t-il?
Le romantisme, à la fin du 18e siècle, c’est une sorte d’opposition au rationalisme des Lumières. Le romantisme veut voir le monde autrement qu’à travers la seule rationalité de l’observable.
Ce romantisme se manifeste notamment dans sa pensée médicale, d’où des engagements contre le crétinisme qui seront majeurs. Il est l’un des artisans de ce que les spécialistes appelleront la médecine romantique, qui ouvre un peu le chemin à la psychanalyse, en voulant voir l’être humain autrement qu’à travers son fonctionnement physiologique et biologique. C’est une vision holistique, qui est consubstantiellement attachée à la pensée romantique.
En politique, son romantisme se traduit par son attachement à cette Suisse médiévale incarnée par les cantons, comme alvéoles organiques de la Suisse réelle.
Un nostalgique de la Suisse médiévale, mais que vous qualifiez d’inventeur de la Suisse moderne. C’est un peu contradictoire, à première vue…
Le radicalisme du 19e siècle n’est pas une pensée unique; c’est une multitude de pensées et Troxler les alimente pratiquement toutes. Il défend notamment le libéralisme politique et adhère plus tard aussi à l’idée de démocratie directe. Il incarne une voie possible capable de marier les apports du libéralisme et du romantisme.
Il a nourri toutes les fibres de ce qui fait la Suisse moderne. Comme professeur, il a eu une influence sur tous les mouvements estudiantins porteurs et formateurs des élites libérales-radicales du 19e. C’est une figure majeure, l’un des auteurs les plus féconds et les plus originaux de l’époque, par cette universalité, cette polyvalence et ce rôle qu’il a joué dans la création du nouvel État fédéral.
Et pourtant, on ne se souvient guère de lui, en particulier en Suisse romande.
Oui, mais les choses vont un peu mieux depuis quelques années. Il existe un regain d’intérêt des chercheurs après une immense éclipse. C’est peut-être lié à l’air du temps; nous sommes à nouveau dans une phase un peu romantique où le rationalisme pur et dur n’est plus franchement à la mode. Sa pensée pédagogique intéresse aussi pas mal de monde maintenant.
Quant à sa notoriété, c’est un peu le problème suisse. Il est rare d’appréhender de grandes figures sous l’angle national. C’est toujours dans l’optique d’un canton, par exemple avec Alfred Escher à Zurich. Chaque canton a de la peine à dire qu’il y a des gens très bien ailleurs. C’est parfois l’esprit de clocher qui ressort. Et le système suisse, par son caractère collégial, a vocation à écraser la personnalité, ce qui se ressent aussi sur le plan historique.
Finalement, le plus bel hommage qui lui aura été rendu, c’est celui d’un agent de la Sainte-Alliance qui le qualifiait d’«écrivain le plus dangereux de Suisse»…
(Rires). Quelque part, c’est juste. Il avait un rôle spécial; il est rarissime en Suisse qu’un intellectuel puisse avoir une telle influence.
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