Il n’y a pas d’article de trop sur Anna Politkovskaïa
Elle cherchait la vérité sur la terreur en Tchétchénie et cela lui a coûté la vie. Eric Bergkraut et Thérèse Obrecht ont tourné un film sur la journaliste russe assassinée en 2006. Interview du cinéaste Eric Bergkraut.
«Un article de trop – l’assassinat d’Anna Politkovskaïa» parle d’une femme forte et de sa détermination inébranlable. A voir le 18 février sur les télévisions romande et alémanique.
swissinfo: En savez-vous plus aujourd’hui sur l’assassin d’Anna Politkovskaïa et sur son commanditaire?
Eric Bergkraut: La question est intéressante quant au commanditaire, un peu moins quant à l’exécutant, qui n’est manifestement qu’un simple tueur à gage.
Je ne sais pas qui est derrière. J’ai des raisons de penser que les gens qui ont mené l’enquête le savent. Pour toutes sortes de raisons, il ne leur est pas possible de le dire.
swissinfo: Après quinze mois, cet assassinat reste donc toujours inexpliqué. Qu’est-ce que cela nous dit de la Russie?
E. B.: Dans mon film, j’essaie d’éviter les clichés. Mais, visiblement, la Russie vit un refoulement, une sorte de retour en arrière, personnifié par l’ex-membre du KGB Poutine.
Les services secrets ont repris beaucoup de pouvoir. Il suffit de regarder le paysage médiatique pour s’en convaincre. Il y a toujours des journalistes courageux qui disent la vérité, mais beaucoup doivent émigrer.
swissinfo: Pourquoi Anna Politkovskaïa est-elle morte?
E. B.: Je crois que c’est parce qu’elle a annoncé trop de mauvaises nouvelles à son pays. On a tué la messagère pour les nouvelles qu’elle apportait.
swissinfo: Quelle genre de personne était-elle?
E. B.: Je ne l’ai rencontrée que quatre fois et nous n’étions pas proches. Mais elle avait plusieurs facettes. J’ai eu l’impression d’une personne très scrupuleuse et forte. Elle pouvait aussi se mettre très en colère, au point d’en devenir injuste.
J’ai toujours trouvé que c’était une personne très prudente, très bien. Je ne crois pas que je me serais intéressé à une «machine politique». Ce qui m’intéressait, au contraire, était la femme très cultivée, très belle, bonne et élégante, qui avait su déployer un tel courage et un tel refus du compromis dans son œuvre de vérité.
Je suis convaincu que, en raison de son approche rigoureuse des choses et des convictions morales qu’elle exigeait d’elle-même et de la société, elle aurait aussi été dans l’opposition si elle avait vécu en Occident.
swissinfo: Etait-elle une femme d’un autre temps?
E. B.: Oui, de par son incroyable rigueur dans la recherche de la vérité. Et son besoin d’aider les plus faibles avait aussi quelque chose d’un autre temps. De même pour sa conception du métier de journaliste, pensé comme un service et pas seulement en Russie. Cette tendance est aussi fortement ancrée chez nous.
La Russie ne constitue pas une société bourgeoise comme la nôtre. Il est important d’en tenir compte pour comprendre ce qui s’y passe. Les Russes ont vécu pendant des siècles sous des régimes sévères et n’ont jamais été respectés par l’Etat. Sur ces aspects, Anna avait des conceptions très occidentales.
swissinfo: Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ce film?
R. B.: Je ne me serais pas senti en droit de le faire si je n’avais pas disposé de quelque quatre heures de matériel récolté pour mon film précédent, «Coca, la colombe de Tchétchénie», qui évoquait déjà Anna. Ces sources authentiques constituent l’axe de mon nouveau film.
Celui-ci repose sur des dialogues sur le thème: «Dis-moi qui sont tes amis – et tes ennemis – et je te dirai qui tu es». La protagoniste se révèle dans le reflet de son entourage.
Je n’ai pas mené d’enquête de détective, cela aurait été trop dangereux. Cela m’aurait garanti le succès, mais ce n’est pas ma façon de faire des films.
Il faut faire attention quand on fait un film sur une personne qui n’est plus là pour se défendre. Mon approche est donc prudente. J’essaie de rester dans la position du poseur de questions, même lorsque les choses qui sont dites sont effrayantes.
Je m’approche d’une réalité de manière différenciée, sans m’impliquer. C’est une sorte de film politique, mais avec des accents humains.
swissinfo: Avez-vous l’espoir de voir votre film montré en Russie?
E. B.: «Coca» a passé dans une trentaine de pays, mais pas en Russie. Mais il y circule sur DVD ou sur Internet.
Ce film-ci met aussi en scène des officiels russes, même si j’aurais aimé en avoir plus. Nous avons essayé d’interviewer le président Poutine. Finalement, j’ai eu son ancien ministre de la Justice face à la caméra en 2004. Il a dit en gonflant la poitrine que Poutine contrôlait absolument tout ce qui se passait en Tchétchénie. C’est désastreux, parce qu’il s’y est passé le pire.
D’ailleurs, cet ancien ministre de la Justice est aujourd’hui le procureur général qui est censé enquêter sur le meurtre d’Anna Politkovskaïa.
swissinfo: Votre film vise-t-il aussi à empêcher que ce qui s’est passé et se passe encore en Tchétchénie ne tombe dans l’oubli?
E. B.: L’être humain n’aime pas trop regarder en arrière, ce n’est pas seulement un phénomène russo-tchétchène. Mais on doit regarder le passé pour mieux comprendre le présent et l’avenir. Cela vaut pour un Etat comme pour un simple citoyen.
Interview swissinfo: Renat Künzi, Zurich
(Traduction de l’allemand: Isabelle Eichenberger)
Née en 1958, la journaliste russe s’est faite connaître par ses enquêtes sur la guerre en Tchétchénie.
Elle a dénoncé en particulier les horreurs russes contre la population civile (meurtres, enlèvements, tortures) et la corruption.
Elle a mainte fois été menacée de mort.
En octobre 2006, elle a été assassinée dans l’ascenseur de son immeuble moscovite.
Malgré des appels occidentaux de voir ce meurtre résolu rapidement, les commanditaires restent inconnus. Mais certaines sources pointent en direction du président tchétchène Ramsan Kadyrov.
Eric Bergkraut est réalisateur et producteur de films, ce qui lui garantit toute liberté de créer.
Le documentaire sera diffusé le 18 février sur la TV suisse romande et la TV alémanique, puis le 20 sur 3Sat et ARD (Allemagne).
La version anglaise pour la diffusion sans les salles des Etats-Unis a été doublée par l’actrice engagée Susan Sarandon.
Le film sera montré en avant-première les 10-11 février au Festival du cinéma pour la paix de Berlin.
Né en 1957 à Paris, vit en Suisse depuis 1961.
Réalisateur, producteur, journaliste et acteur.
Son film le plus célèbre: «Coca, la colombe de Tchétchénie» (portrait d’une militante des droits de l’homme tchétchène Sainap Gachaïeva), 2005.
Il a reçu plusieurs prix, dont l’award du 1er Festival international du film des droits de l’homme de Berlin 2007 et le prix d’honneur des droits de l’homme de Marl 2007.
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