«Il n’y a pas de mémoire de la barbarie en Colombie»
Depuis plus 4 ans, les télévisions colombiennes ne montrent quasiment plus la guerre qui perdure dans ce pays. Juan José Lozano, cinéaste colombien basé en Suisse, raconte dans Témoin indésirable le parcours de Hollman Morris, l'un des derniers journalistes à filmer l'impact humain de ces affrontements.
Une poignée de paysans traîne devant un tas de bois carbonisé. Autour, la jungle s’étend à perte de vue. Les hommes et les femmes ici sont à moitié indiens. Ils cultivent du maïs, parfois de la coca. Mais on leur a tout détruit: baraques, champs, sacs de graines… Ils se retrouvent là sans rien, oubliés de tous.
Sauf de Hollman Morris, seul témoin qui continue aujourd’hui d’enregistrer les images des exactions à l’encontre de la population. Père de deux jeunes enfants, ce journaliste colombien produit sa propre émission Contravia pour combattre l’omerta nationale qui règne sur les violences qui continuent d’ensanglanter son pays.
Les TV colombiennes ne veulent pas de ces histoires «lassantes» ou alors, elles les diffusent très tard dans la nuit, quand tout le monde dort. Pourtant, la Colombie compte aujourd’hui plus de 20’000 disparus, 4 millions de déplacés sur une population de 43 millions d’habitants. Partout sur le territoire, des charniers – l’œuvre essentiellement des paramilitaires – sont exhumés.
C’est le résultat d’un conflit vieux d’un demi-siècle qui oppose le gouvernement à plusieurs guérillas de gauche dont les Forces armées révolutionnaires de Colombie, une guerre qui s’est complexifiée avec la création de groupes paramilitaires en guise de force contre-insurrectionnelle, sans oublier les narcos et leur juteux trafic de cocaïne dans lequel l’ensemble des forces en présence trempent à des degrés divers.
Black-out généralisé
Mais le pays semble frappé d’un black-out généralisé. Depuis plus de 4 ans, les chaînes nationales ont cessé de filmer la guerre. Stupéfait par ce constat, Juan José Lozano, réalisateur colombien basé en Suisse, décide de donner un visage à ce conflit inextricable. Il suit dans Témoin indésirable – sur les écrans de Suisse romande actuellement – le parcours de Morris Hollman.
«J’avais besoin d’archives de guerre pour mon précédent documentaire. J’ai découvert que les TV nationales n’en produisaient plus, raconte le cinéaste. Seul Hollman pouvait m’en fournir. J’ai alors décidé de faire un autre film sur l’absence d’archives nationales de la violence qui déchire mon pays. Mais à mesure que le tournage avançait, il m’est apparu comme une évidence que je ne pouvais mieux raconter ce qui se passe aujourd’hui en Colombie qu’à travers Hollman.»
Pour son émission Contravia – diffusée au milieu de la nuit – Hollman s’obstine à montrer ce que «l’autre Colombie» – la partie développée, avec ses grandes villes et ses autoroutes – n’a pas envie de voir: un métisse pleurant sans retenue sur les décombres de sa demeure; des planteurs de coca révoltés parce que les hélicoptères viennent de détruire leurs cultures; des combats entre deux factions de guérilleros; une trentaine de villageois défilant au milieu de nulle part à la mémoire de leurs disparus; une mère attendant en silence à côté d’un charnier qu’on exhume les corps de ses deux fils; des photos de corps dépecés ou démembrés. «A quelle rage, à quel désespoir, à quel sentiment un journaliste doit-il faire appel pour montrer le vrai visage de la Colombie?», interroge Hollman au cours du documentaire.
Autocensure collective
«Les réfugiés arrivent en masse dans les mégapoles, raconte Juan José. Mais les citadins assistent à ces exodes comme s’il s’agissait d’un autre monde, très lointain. De leur côté, les victimes, des indiens et des métis, voient leur situation comme «normale». Les uns et les autres partagent le même passeport mais pas les mêmes droits.»
Ces dernières années, s’est développée une pensée «perverse» en Colombie, s’accordent à relever les deux hommes: toute personne dénonçant des problèmes de droits de l’homme est perçue comme traître à la patrie car il contribue à la mauvaise image du pays. Le gouvernement met tout en oeuvre pour faire croire que le conflit armé n’existe plus … Et les grands médias participent à cette autocensure collective.
Pendant ce temps, le pays se révèle être une gigantesque fosse dont on extrait des corps épouvantablement mutilés, démembrés, décapités. «Quand des charniers apparaissent ici et là, on préfère se taire, faire comme s’il s’agissait de cas sporadiques, explique Juan José. Le problème de la Colombie – officiellement une démocratie –, c’est que les auteurs des horreurs n’ont pas de visage, ils peuvent être de la guérilla, des narcos, des paramilitaires, de l’armée… Il n’y a pas un responsable identifié.»
Menaces de mort
«Quelques unes de ces images terribles, font partie de la mémoire collective, renchérit Hollman. Mais beaucoup d’entre elles ne sont pas inscrites dans le disque dur de la Colombie. D’une part parce que les TV n’ont pas la volonté d’aller dans les endroits éloignés et dangereux. D’autre part, parce que le gouvernement ne cultive que la mémoire de la barbarie de la guérilla, pas celle des paramilitaires. Là dessus, il y a un silence officiel qui fait partie des manipulations politiques. Or on ne peut pas reconstruire un pays de cette manière.»
Consacré lauréat du prix Human Rights Watch 2007, Hollman s’adressait au président Bush dans son discours de remerciement: «M. Bush, vous pouvez croire que tout va bien dans mon pays. Ce n’est pas la vérité. Les paramilitaires qui ont massacré les paysans et pris leurs terres n’ont jamais été traduits devant la justice. Ils contrôlent les entreprises, les gouvernements locaux, ils ont infiltré l’armée et les services de renseignements. Actuellement, la Cour suprême de justice enquête sur les cas de 40 sénateurs appartenant à la coalition du président Alvaro Uribe. Ces derniers sont accusés de liens avec les paramilitaires dont les chefs ont été arrêtés… »
Ces procès permettront-ils à «l’autre Colombie» de voir enfin la vérité en face? Pour le moment, menaces de mort et couronnes funèbres sont régulièrement envoyés à Hollman et à sa famille. Sa femme et ses deux jeunes enfants ne peuvent se déplacer sans gardes du corps. «Je veux laisser à mes enfants un pays différent, affirme Hollman. Je ne peux pas rester silencieux sur ces atrocités. Un jour, quand les morts parleront, la société colombienne nous demandera des comptes, à nous les journalistes. Ce jour-là, je veux pouvoir garder la tête haute.»
swissinfo, Carole Vann/Tribune des droits humains
La Colombie n’est pas un des pays prioritaires de l’aide humanitaire de la Suisse, mais sa présence y est néanmoins importante avec des investissements de l’ordre de 4 millions de francs par année.
La Suisse est également active dans le domaine de la promotion de la paix. Depuis fin 2005, la Suisse accompagne, avec la Norvège et l’Espagne, les discussions de paix entre le gouvernement colombien et la 2e guérilla du pays, l’ELN (Armée nationale de libération).
Depuis 2002, elle s’est efforcée de faciliter la mise en place d’un mécanisme de dialogue entre la guérilla des FARC et le gouvernement colombien pour un accord humanitaire visant à libérer les otages. Un processus suspendu en juillet par Bogota, suite à la libération d’Ingrid Betancourt.
En juillet dernier, le procureur général de Colombie avait accusé le médiateur suisse Jean-Pierre Gontard d’avoir remis 500’000 dollars aux Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) pour la libération de deux employés de Novartis enlevés en juin 2000 à Bogota. Dans un article paru dans le journal alémanique «NZZ am Sonntag», Jean-Pierre Gontard a catégoriquement nié.
De son côté, le groupe pharmaceutique bâlois a assuré que Jean-Pierre Gontard «n’avait pas effectué de versement de la part de Novartis pour faire libérer deux de nos cadres».
Pour sa part, Berne a protesté contre les accusations de la justice colombiennes et maintient que M.Gontard n’a rien à se reprocher, ayant toujours agi dans le cadre du mandat qui lui a été confié.
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