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Jean Rouch, référence d’une francophonie humaniste

Avec «Moi, un Noir», film devenu culte, et le reste de son œuvre, Jean Rouch a changé la manière de percevoir la réalité africaine. fiff.ch

La Semaine de la Francophonie trouve une résonance particulière au Festival de films de Fribourg (FIFF). En cette année de cinquantenaire des indépendances africaines, le FIFF consacre en effet un panorama à l’ethnologue et cinéaste français Jean Rouch, qui a beaucoup tourné en Afrique.

C’est près du fleuve Niger que Jean Rouch repose depuis sa disparition en 2004. Un fleuve qu’il avait beaucoup filmé et dont il a été déclaré «gardien éternel». Ce statut, la francophonie pourrait aussi le lui accorder au moment même où son œuvre cinématographique fait l’objet d’une vaste entreprise de restauration.

Programmateur du panorama du FIFF intitulé «Moi un Noir» en hommage au film devenu culte du cinéaste-ethnologue français, Jean-Pierre Touati s’est ainsi promis de rassembler et de faire éditer les entretiens radio donnés par Jean Rouch.

A l’heure d’internet, Jean-Pierre Touati estime que la curiosité de l’Autre mise en pratique dans le cinéma de Rouch a de beaux jours devant elle et qu’il est vital de perpétuer sa démarche de passeur. Interview.

swissinfo.ch : Quelle a été la contribution de Jean Rouch à la modification du regard sur l’Afrique et, indirectement, à la naissance de l’idée de francophonie?

Jean-Pierre Touati: L’apport de Jean Rouch est extrêmement important. Il a en effet contribué à modifier le regard européen sur l’Afrique en montrant des Africains comme jamais personne ne l’avait fait. Il a porté sur eux un regard chaleureux et fraternel, véritablement humaniste, à l’image de cette amitié profonde qui est née et a duré toute une vie avec eux, notamment avec un de ses comédiens, Damouré Zika, qui est décédé récemment au Niger. Jean Rouch a profondément bouleversé non seulement le cinéma, mais aussi l’ethnologie en fondant l’anthropologie visuelle.

swissinfo.ch: Quel regard portait-on jusque-là sur l’Afrique ?

J.-P. T.: En parlant de Jean Rouch, un cinéaste africain avait déclaré «Il nous filme comme des insectes.» C’était peut-être vrai avant, à l’époque de l’Exposition universelle, lorsqu’on montrait des Africains avec des pagnes dans une cage. Le regard que l’Europe portait alors sur l’Afrique était ethnique, hautain, voire méprisant. Mais c’est une grosse erreur dans le cas de Jean Rouch, qui a au contraire montré à l’écran l’humanité profonde des Africains.

«Moi un Noir», c’est véritablement un regard bouleversant, qui dévoile non seulement la joie de vivre, la gaieté des Africains, laquelle irradie tout le cinéma de Rouch, mais aussi leurs errements, leur tristesse, par exemple pour avoir fait les guerres coloniales du côté de la France avec beaucoup de bravoure sans qu’ils ne leur en reviennent rien.

swissinfo.ch: Aujourd’hui, le cinéma africain francophone est en perte de vitesse. On voit par contre émerger un cinéma fait par les Africains pour les Africains avec le phénomène Nollywood, au Nigéria…

J.-P. T.: Nollywood, c’est tout à fait dans l’esprit de Jean Rouch, qui a toujours encouragé les Africains à créer et à réaliser eux-mêmes et qui a beaucoup filmé la réalité africaine sur le vif avec des moyens légers. Il ne faut pas oublier qu’il est l’héritier du Russe Dziga Vertov, l’homme à la caméra qui est à l’origine du ‘Kino-Pravda’. On a aussi appliqué ce qualificatif de cinéma-vérité à Jean Rouch.

Aujourd’hui, leurs successeurs sont peut-être ces gens qui, dans les pays où les libertés sont bafouées, filment avec leurs portables pour porter témoignage de la réalité. Montrer le monde tel qu’il est, c’est au cœur de son cinéma et cette authenticité parle aux gens, aux jeunes, encore à l’heure actuelle.

swissinfo.ch: Mais le contexte a radicalement changé par rapport aux années 1960-1970. La tendance aujourd’hui n’est-elle pas plutôt au repli sur soi ?

J.-P. T.: Non, je ne suis pas d’accord. D’abord parce que je pense que jamais la curiosité des autres n’a été aussi forte dans un monde où on sait tout de tout le monde au même moment. Sur internet, je pense que les extraits des films de Jean Rouch intéressent. Et les jeunes, qui sont très sensibles aux images, ne s’y trompent pas. Deleuze l’a bien montré, une image est aussi une pensée et celle de Jean Rouch est profondément humaniste. Au fond, les idées sont des forces matérielles qui font leur chemin dans les cœurs et dans les consciences. C’est ce qui, malgré tout, me rend assez optimiste.

swissinfo.ch: Le cinéma peut donc quelque chose pour la Francophonie?

J.-P. T.: Ce qu’il faut, c’est faire circuler les pensées, les idées. A cet égard, le panorama Jean Rouch sera projeté aussi au Filmpodium de Zurich puis à la Cinémathèque suisse. Cette circulation est rendue possible par les services culturels des ambassades et par une structure comme Culture France, qui fait beaucoup, avec les moyens qui sont les siens, pour contribuer au rayonnement du cinéma français et de la francophonie dans le monde.

Cette notion de francophonie ne doit pas être vue comme quelque chose de restreint, il faut au contraire l’élargir. A travers les musiques, les images, les sons et les textes, il s’agit d’ouvrir de plus en plus ce qui est notre bien le plus précieux, notre patrimoine au sens large du terme, et d’arriver à une pensée française renouvelée par tous les apports extérieurs qui lui sont profondément liés, que ce soit ceux du Québec, de l’Afrique, ou encore d’Haïti.

Pour conclure, j’aimerais, devant l’actuel effondrement des monnaies, rappeler cette phrase de Platon, qui dit que «La seule bonne monnaie, c’est la pensée». Cette monnaie, elle, ne s’effondre pas, elle fait son chemin, comme la tradition française des Lumières, dont Jean Rouch est un héritier parmi beaucoup d’autres. Cette pensée a encore beaucoup de leçons à nous donner car la liberté est une idée neuve en Europe et dans le monde, où les libertés sont constamment menacées.

Carole Wälti, Fribourg, swissinfo.ch

Journée. La Journée internationale de la Francophonie aura lieu samedi 20 mars.

Commémoration. Pour mémoire, cette date a été retenue en commémoration de la signature, le 20 mars 1970 à Niamey, au Niger, du Traité portant création de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT), première institution intergouvernementale de la Francophonie.

Deux événements. Pour la Francophonie, l’année 2010 est marqué par deux anniversaires importants.

OIF. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) fête en effet ses 40 ans d’existence.

Montreux. Ce 40e anniversaire a été marqué par une cérémonie officielle le 10 mars dernier à l’Hôtel de ville à Paris. Il se prolongera jusqu’à la tenue du 13e Sommet de la Francophonie à Montreux du 22 au 24 octobre 2010.

Afrique. En 2010, la Francophonie fête aussi le cinquantenaire des indépendances africaines. Cet anniversaire a été placé sous le signe de «La diversité au service de la paix» et de la solidarité avec le peuple haïtien.

La 24e édition du Festival international de Fribourg (FIFF) se tient du 13 au 20 mars.

La compétition comprend cette année 13 films, dont un en première internationale et douze en première suisse.

La Colombie et le Mexique sont représentés par deux longs-métrages en lice. Des films d’Argentine, d’Iran, du Vietnam ou d’Egypte ont également été sélectionnés.

Au total, ce sont plus de 80 films qui seront projetés dans les salles fribourgeoises.

Le prix du FIFF est le «Regard d’Or». Il est doté de 30’000 francs qui vont pour deux tiers au réalisateur et pour un tiers au producteur.

L’an dernier, le «Regard d’Or» a été remporté par Eric Khoo (Singapour) pour «My Magic».

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