«L’Histoire, c’est moi»…et la peur aussi
555 témoignages sur la vie en Suisse de 1939 à 1945. Un vaste projet d'histoire orale dû à l’initiative du réalisateur Frédéric Gonseth.
L’exposition «L’Histoire c’est moi» est à découvrir à Lausanne, début d’une «tournée» helvétique. Interview.
«L’histoire c’est moi! 555 versions de l’histoire suisse, 1939-1945», dit le titre de l’exposition, qui donne un aperçu du vaste projet initié par le cinéaste Frédéric Gonseth à travers la Fondation Archimob (pour «Archives de la Mobilisation»), fondée en 1998.
Un cinéma interactif constitue l’espace principal de l’exposition. Les visiteurs choisissent un thème dans trois menus successifs, et accèdent ainsi à l’une des 64 séquences juxtaposant des extraits tirés des 555 interviews, témoignages sur la période de la Deuxième guerre mondiale vécue en Suisse.
Espions, amours interdites, contrebande, vie sous les drapeaux, lourd travail des femmes figurent parmi les thèmes abordés. Les témoins parlent aussi des difficultés de ravitaillement, de la fascination pour le fascisme, du sort des réfugiés, du soulagement à la fin des hostilités.
Ces interviews ont été récoltées entre 1999 et 2001. Or, en 2001, mettant un terme au séisme engendré par l’affaire des fonds juifs, était publié le rapport de la commission Bergier.
swissinfo: Beaucoup d’aînés ont été choqués par ce rapport, ou, tout au moins, ont constaté un décalage entre ses conclusions et leurs souvenirs. Ayant en main cette formidable base de donnée, avez-vous vous-même ressenti ce décalage?
Frédéric Gonseth: Je pense qu’il y a moins de décalage qu’on ne le pense. Les gens ont moins été choqués par le rapport Bergier, qu’ils n’ont du reste pas lu (il fait 10’000 pages!), que par les critiques émises antérieurement à l’égard des banques, du gouvernement. C’est là que s’est créé le fossé.
En fait, l’expérience que les gens communiquent dans notre collection va dans le même sens que le rapport Bergier, surtout quand on met ces témoignages côte à côte. Parce que chacun a vécu son histoire de son côté, et ne se rend pas nécessairement compte des connexions avec les histoires des autres. Là, on a fait communiquer les choses, et les points de vue se répondent.
swissinfo: notre génération s’est en général réjouie qu’il y ait une relecture de cette période, une mise à plat de certaines choses qui n’avaient pas été dites. Pour vous, le fait d’avoir entendu ces témoignages a-t-il changé votre regard sur la génération de la guerre?
F.G.: J’ai pris conscience de la peur qui régnait alors. C’est ce qui ressort le plus fortement de cette enquête. Une peur énorme en 39, en 40, un peu moins ensuite. Une trouille monumentale. Et il y avait de quoi avoir peur.
L’armée suisse était très mal armée, et les soldats qui étaient à la frontière savaient qu’ils n’avaient rien dans les mains pour faire face à l’armée d’Hitler. Or, ces gens parlaient avec leur famille, communiquaient…
Ce sentiment d’impuissance s’est transmis à toute la société. Et quand vous avez peur, vous faites des choses que vous ne feriez pas si vous n’aviez pas peur, c’est évident. La traduction de ce sentiment d’impuissance par les autorités, cela a été de dire qu’il fallait traiter, faire le dos rond…
swissinfo: 555 témoignages, c’est énorme. Une synthèse peut-elle être réalisée à partir de cette masse?
F.G.: Les séquences présentées dans l’exposition sont déjà un travail de synthèse… Sur 20’000 extraits, on a fabriqué 64 séquences de 7 minutes. On a donc gardé 1 ou 2% de l’ensemble. C’est donc un concentré.
swissinfo: Par «synthèse», je veux dire que des sociologues ou des historiens pourraient employer cette masse d’informations pour en tirer des conclusions…
F.G.: C’était notre motivation principale, effectivement. Constituer des archives qui soient à la disposition des chercheurs. Dès aujourd’hui, mais plus tard également. Il est possible que nous, maintenant, nous donnions une certaine interprétation aux choses à travers nos séquences et nos films.
Mais il est possible que quelqu’un s’empare de tout ce matériel et lui fasse dire autre chose. Car c’est aussi ça, la mémoire. Il n’y a pas une mémoire congelée une fois pour toutes.
swissinfo, propos recueillis par Bernard Léchot
555 témoignages sur la Suisse entre 1939 et 1945.
20’000 extraits thématiques, condensés en 64 séquences de 7’00.
21 courts métrages réalisés à partir de ces archives.
Grâce au web, une base de données accessible à chacun.
– A l’origine de cette vaste entreprise d’envergure nationale se trouve le cinéaste lausannois Frédéric Gonseth, initiateur d’Archimob.
– «L’Histoire, c’est moi» est entièrement bilingue. Les visiteurs peuvent visionner 64 séquences de 7 minutes, mais également 21 films documentaires de 15 minutes, réalisés par 13 cinéastes suisses à partir des mêmes interviews.
– L’entier du projet (récolte des témoignages, exposition et films) a coûté près de 4,5 millions de francs. Environ 40% de cette somme a été donnée par les différentes loteries suisses. SRG SSR idée suisse, l’OFC, des fondations privées et plusieurs cantons ont également participé au financement.
– A voir au Musée historique de Lausanne, jusqu’au 18 avril. Lausanne est la première étape d’une tournée qui en comptera onze d’ici fin 2005.
– L’exposition sera montrée en parallèle à Genève, Théâtre Soint-Gervais, dès le 24 janvier. Puis elle fera halte cet été à Bâle et Saint-Gall, puis à Berne, Neuchâtel, Zoug, Zurich, Coire, Martigny et Baden.
– 5 des 21 films documentaires, signés Fernand Melgar, Grégoire Mayor, Frédéric Gonseth ou Kaspar Kasics, sont à voir dans le cadre des Journées de Soleure, vendredi matin 23 janvier, Cinéma Palace.
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