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L’utopie indienne du Corbusier

A traffic sign showing the sectors of a city
Jan Marg, l’une des rues principales de Chandigarh. Le panneau conçu par Le Corbusier et son équipe dans les années 1950 indique les différents secteurs de la ville. Gunnar Knechtel/laif Gunnar Knechtel/laif

Chandigarh, la cité indienne conçue par l’architecte franco-suisse fait l’objet d’un film projeté en salles ces jours-ci. Un long métrage qui soulève la question de l’impérialisme culturel et s’éloigne du souci de «suissitude» attendu de tout bon documentaire suisse. Découverte.

Comme pour tant d’événements de l’histoire indienne moderne, la saga de Chandigarh commence en 1947. La fin de la domination britannique mène à la partition du sous-continent avec une Inde majoritairement hindoue et un Pakistan largement musulman. L’ancienne province du Pendjab chevauche la nouvelle frontière, sa capitale Lahore se retrouvant du côté pakistanais.

Voici le Pendjab indien privé de centre administratif. Le Premier ministre Jawaharlal Nehru envisage très tôt d’y concrétiser un grand projet architectural à même de souligner les ambitions économiques et culturelles de l’Inde libérée. Plutôt que de désigner une nouvelle capitale d’État, l’idée est de la construire de toutes pièces.

Selon les termes de Nehru, la cité doit figurer une Inde «libérée des traditions». Synonyme du radicalisme en architecture moderne, à la fois précurseur et clivant, Charles-Édouard Jeanneret, mieux connu sous le nom du Corbusier, sera l’homme de la situation.

Une réussite méconnue

Conçue pour accueillir une population de 500’000 personnes, Chandigarh en abrite aujourd’hui un million. Capitale commune des États du Pendjab et de l’Haryana, elle affiche un PIB par habitant parmi les plus élevé du pays. Sous l’angle architectural, la cité respecte encore largement les codes de construction établis par Le Corbusier. Le plus célèbre de ses ensembles – les bâtiments administratifs qui constituent le complexe du Capitole – jouit du statut de site inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO.

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Mais en dépit de la saga entourant Chandigarh – et malgré son importance plus prosaïque comme monument issu de la collaboration entre l’Inde et un créateur suisse de renommée internationale – la ville n’est pas exactement une célébrité au pays du Corbu.

Du reste, si le sujet a fait irruption dans le travail de la scénographe et réalisatrice suisse Karin Bucher et l’a conduite à en tirer un documentaire, Le Corbusier à Chandigarh: la force de l’utopie, cela tient de la coïncidence.

Tout commence par une photo

Interrogée avec son partenaire créatif de longue date Thomas Karrer sur l’origine du projet, elle revient avec enthousiasme sur le moment qui a tout changé. Durant un vol vers Bangalore en 2012, feuilletant le magazine d’architecture Modulør, elle est tombée sur «la plus fascinante des photos». Une photo prise à Chandigarh.

Karin Bucher, Thomas Karrer
Thomas Karrer et Karin Bucher. Karin Bucher, Thomas Karrer

«Il s’agissait d’une scène de rue assez typique de l’Inde», explique la réalisatrice. «Une route poussiéreuse, des femmes en saris, des enfants à vélo aux habits colorés. Mais en arrière-plan, il y avait cette énorme structure de béton qui semblait totalement déplacée.»

«Comme une tour de refroidissement», complète Thomas Karrer avant que Karin Bucher ne poursuive: «Ce contraste flagrant a piqué ma curiosité. Je voulais voir cette ville de mes propres yeux».

Surnommée en Inde «City Beautiful», la ville a simultanément été saluée comme un chef d’œuvre d’urbanisme et vilipendée comme un acte bizarre d’impérialisme culturel, une tentative d’imposer à l’Inde les idées occidentales du progrès, quelques années seulement après qu’elle est parvenue à évincer le régime colonial britannique.

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L’architecte Le Corbusier à Chandigarh, Inde, 1955. Flickr / Wim Dussel

Concrétisation de l’utopie

Cela dit, Le Corbusier à Chandigarh: la force de l’utopie ne vise pas plus à rallumer ce vieux débat qu’à replacer Chandigarh – progressivement muée en havre pour artistes libéraux après son achèvement en 1953 – dans le contexte chahuté de la politique indienne actuelle. Un choix tout à fait délibéré, assure Karin Bucher. «Je n’aurais pas la prétention de venir de l’étranger porter un jugement sur la situation politique en Inde».

Ce que le film cherche à explorer, c’est bien la relation entre les projections utopiques de Chandigarh et son existence en tant qu’espace physique concret. Et ce, au moyen de collages d’images d’archives, de citations du Corbusier, d’interviews d’artistes, d’architectes et d’activistes locaux, de perspectives architecturales – essentiellement filmées sans permis par les deux réalisateurs lors de randonnées à vélo durant leur résidence d’artiste de huit mois sur place.

Le Corbusier a sans doute conçu cette cité comme un ensemble à taille humaine d’espaces résidentiels, d’institutions publiques, de zones industrielles, afin de favoriser une vie urbaine «en harmonie avec la nature» et d’étayer «un monde meilleur, plus juste et plus harmonieux».

Son évolution en découle. Les secteurs originaux sont devenus des indicateurs de niveau de vie, la ceinture verte qui enserre la ville limite son potentiel d’expansion, faisant exploser le coût de la vie, et les bâtiments de béton originaux, après des décennies de chaleurs extrêmes et des dizaines de saisons de la mousson, commencent à accuser leur âge.

A house in Chandigarh: Residence 1065
Exemple de l’architecture la plus récente à Chandigarh, cette maison privée appelée Residence 1065 a été construite en 2019 dans le secteur 27, une partie de la ville qui incarne les principes modernistes de vie, de travail, de soin du corps et de l’esprit, et de circulation. Réalisé par le bureau d’architecture Charged Voids (Inde). Copyright © 2023 Javier Callejas; www.javiercallejas.com

Un monument anachronique

Comme l’explique dans le documentaire Siddhartha Wig, architecte du lieu, «Chandigarh devient gentiment un musée», un monument à la figure révérée du Corbusier et aux rêves possiblement anachroniques de l’architecture européenne du milieu du 20e siècle. «Du point de vue de la conception, c’était une utopie, ajoute le professionnel. Mais je ne suis pas certain que le résultat soit à ce point utopique.»

Reste que le film considère en définitive que l’actuelle Chandigarh témoigne du succès de l’expérience. «Nous avons choisi un maître étranger et l’avons fait nôtre», songe Siddhartha Wig vers la fin du film. Car la Chandigarh moderne est avant toute chose l’œuvre de ses habitantes et habitants.

Alors qu’une production suisse plus conventionnelle sur cette ville aurait appuyé sur les «références suisses», Le Corbusier à Chandigarh: la force de l’utopie circonscrit le légendaire architecte aux marges de l’histoire. En émerge une présence floue et quelque peu anecdotique.

Cette position de distanciation des auteurs peut se justifier par les choix contradictoires de l’architecte et ses engagements discutables dans des pays sous régime fasciste. «Seul Le Corbusier sait ce que Le Corbusier pensait», plaisante Karin Bucher.

Il pourrait aussi s’agir d’une tentative de s’éloigner de certaines considérations marketing orientant traditionnellement la réalisation des documentaires en Suisse. Une idée reçue veut que par souci de pertinence, de financement et de large diffusion, les films aient intérêt à se focaliser sur la «suissitude» du sujet, aussi ténue soit-elle.

Si Le Corbusier à Chandigarh: la force de l’utopie fait écho à ce lieu commun – l’évocation du Corbu dans le titre ne trompe pas – le film y résiste avec élégance au moyen du cadrage narratif. La ville et l’architecte en sont bien le point de départ, tout le reste repose sur les gens de Chandigarh.

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Pierre-François Besson

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