La Cinémathèque suisse célèbre 75 ans de cinéphilie
Considérée comme l'une des dix plus importantes banques d’archives cinématographiques au monde, l'institution lausannoise conserve la mémoire du cinéma suisse, ainsi que de nombreux joyaux du patrimoine international.
Pour les cinéphiles, les raisons de se réjouir du 75e anniversaire de la Cinémathèque suisseLien externe sont nombreuses. Au début de l’année prochaine, l’institution inaugurera un nouveau cinéma Capitole. Construite en 1928, la plus ancienne salle de Lausanne a été acquise par la Confédération pour l’usage de la Cinémathèque en 2010. Le bâtiment sera doté d’une architecture originale et d’une deuxième salle en sous-sol.
Parallèlement, de nombreux classiques du cinéma suisse ont été restaurés par la Cinémathèque ces dernières années. Les nouvelles versions de ces trésors historiques ont fait l’objet de lancements dans certains des plus prestigieux festivals de cinéma de l’année. Cela a été le cas notamment à Cannes pour Le VillageLien externe (1953) et la Berlinale pour Roméo et Juliette au villageLien externe (1941).
Aujourd’hui, l’organisation généreusement subventionnée par la Confédération fait incontestablement partie du patrimoine national. Inauguré en 2019 dans le village de Penthaz, dans le canton de Vaud, le Centre de recherche rassemble en un seul lieu et dans des conditions de pointe toute la collection filmique et non filmique dispersée jusque-là sur plusieurs sites.
La Cinémathèque s’est également adaptée à la transition numérique. Les plans originaux du bâtiment ont été modifiés pour inclure des équipements de numérisation modernes et une capacité de stockage des archives de plusieurs milliers de téraoctets.
Au-delà des rêves les plus fous des fondateurs
Les conditions de travail de l’institution – locaux, équipement, personnel et soutien financier du gouvernement – dépassent probablement les rêves les plus fous que faisaient les fondateurs dans les années 1940. La conservation d’archives cinématographiques est un travail hautement spécialisé, délicat, coûteux et dangereux. La pellicule est un matériau inflammable, et les anciennes pellicules, comme les pellicules nitrate, peuvent facilement s’enflammer d’elles-mêmes si elles ne sont pas stockées correctement.
La Cinémathèque suisse a été l’un des premiers membres de la Fédération internationale des archives du film (FIAFLien externe), qui compte aujourd’hui 94 adhérents actifs et 79 associés dans plus de 85 pays. Nombre d’entre eux luttent encore pour offrir de bonnes conditions de stockage.
Le coût de la négligence peut vite être tragique. Récemment, en 2021, une partie des archives de la Cinemateca Brasileira à São Paulo a été entièrement détruite dans un incendie. Dans ce contexte, les conditions de travail de la Cinémathèque suisse constituent un objet de fierté nationale qui suscite l’admiration à l’étranger. De nombreuses autres archives cinématographiques dans le monde s’inspirent de son modèle.
Mais cette excellence n’a pas toujours été la règle. Malgré les subventions que la Cinémathèque a reçues au cours de ses premières décennies d’existence, ses conditions de stockage ont longtemps été plutôt précaires, avec une capacité limitée à restaurer les films.
Les conditions de travail relativement avantageuses de la Cinémathèque sont principalement dues à l’opiniâtreté de ses directeurs, qui se sont battus pour rallier les autorités fédérales à leur cause. La Cinémathèque a ainsi pu obtenir un soutien politique et financier.
Dirigée par des cinéphiles passionnés
Freddy Buache a pris les rênes de la Cinémathèque en 1951 et a dirigé l’institution jusqu’en 1996, date à laquelle il a passé la main à Hervé Dumont. Depuis 2009, c’est le critique Frédéric Maire qui est à la barre. L’ancien directeur artistique du Festival du film de Locarno considère que son mandat s’inscrit dans la continuité de la mission de l’institution telle qu’elle a été définie par Buache et Dumont.
«Le seul défi que j’ai eu à relever, et que les deux directeurs précédents n’ont pas eu à affronter, a été le passage au numérique», observe Frédéric Maire.
Des débuts difficiles
L’idée de créer une «banque du film» en Suisse est née en 1943, lorsqu’un groupe de cinéphiles indépendants a fondé les «Archives cinématographiques suisses» sous les auspices du Musée des Beaux-Arts de Bâle (Kunstmuseum Basel).
S’inspirant de Cinémathèque française, pionnière fondée en 1936, le groupe déménage ses locaux à Lausanne lorsqu’un nouveau gouvernement de droite prend le contrôle du canton de Bâle. Après tout, comme l’a déclaré Buache dans une interview, les fondateurs de la Cinémathèque étaient tous de «fiers gauchistes». À Lausanne, ils la rebaptisent Association Cinémathèque Suisse. L’inauguration officielle de l’institution a lieu le 3 novembre 1948.
L’engagement de la Confédération n’a pas été immédiat. L’Association dépend d’abord de subventions locales. Le canton de Vaud commence à la soutenir en 1955, avec d’autres cantons suisses. Ce n’est qu’en 1963 qu’elle commence à recevoir de modestes contributions du gouvernement fédéral. Au cours de ses trois premières décennies d’existence, la Cinémathèque s’est efforcée de trouver des locaux adéquats pour stocker ses films et les projeter.
Les conditions s’améliorent dans les années 1980. En 1981, la Cinémathèque acquiert son premier site décent: l’ancien Casino de Montbenon, à Lausanne. Le bâtiment est rénové et ouvre une salle de cinéma. Mais sa collection reste dispersée sur plusieurs sites. Ses films anciens en nitrate, très fragiles et combustibles, sont déplacés à la centrale nucléaire désaffectée de LucensLien externe, dans le même canton.
Cette époque est aujourd’hui révolue. La Confédération a pris en charge la rénovation du Centre de recherche de Penthaz (55 millions de francs, soit 64 millions de dollars) et maintient l’institution à flot avec un budget annuel de 5 millions de francs (5,830 millions de dollars).
Le personnel de la Cinémathèque est composé de 100 professionnels (dont 75 à temps plein) qui restaurent en moyenne 15 à 20 films par an, «ce qui est à la fois beaucoup et trop peu», dit Frédéric Maire. L’institution s’engage dans un processus sans fin de numérisation des milliers de films qu’elle détient, ainsi que des millions de documents non filmiques, afin d’en faciliter l’accès au public.
Là où repose l’oeuvre des plus grands
Les cinéastes, les distributeurs et les collectionneurs donnent en moyenne 400 films par an à la Cinémathèque. Celle-ci est devenue une destination de choix pour les films et les archives de nombreux grands noms du cinéma. Il y a parmi eux Roberto Rossellini (Italie), Luís Buñuel (Espagne), Theo Angelopoulos (Grèce), Manoel de Oliveira (Portugal), Amos Gitai (Israël), Darren Aronofsky (USA). Ces artistes ont tous pu tisser des liens personnels avec les directeurs de la Cinémathèque.
Il y a aussi un autre aspect qui entre en jeu, que Frédéric Maire appelle le «facteur coffre-fort». «La Suisse est un pays neutre, à l’abri des conflits et des guerres. L’endroit est réputé pour ses coffres-forts qui conservent les valeurs et maintenant aussi les films.»
Devant les locaux de Penthaz qui ressemblent à un bunker, on peut imaginer que les archives sont à l’abri même d’une catastrophe nucléaire.
Frédéric Maire a un sourire. «Oui, nous pourrions tous mourir, mais les films seraient sauvés. En Suisse, certaines de nos installations sont conçues comme des abris antiatomiques. En cas de guerre nucléaire, nous pourrions même héberger une partie de la population locale en fermant les lourdes portes blindées de Penthaz.»
Dans le dédale des boîtes de films en attente de restauration et/ou de numérisation, la priorité est de traiter les films dont les éléments originaux sont à un stade avancé de détérioration. Selon l’accord passé avec la Confédération, viennent ensuite sur la liste les œuvres suisses importantes de fiction et les documentaires de cinéastes renommés. «Chaque archive nationale détient une valeur patrimoniale», poursuit Frédéric Maire. «Après tout, nous n’allons pas utiliser l’argent de l’Office fédéral de la culture pour numériser un film américain.»
Cette position n’empêche cependant pas la Cinémathèque de collaborer à la restauration de films étrangers, notamment lorsque des copies rares sont déposées dans les archives suisses. Dans ce cas, les professionnels des institutions étrangères effectuent une partie de leur travail à Penthaz et vice-versa. Parfois, comme cela a été le cas pour un film algérien trouvé en Suisse, la numérisation a été entièrement traitée par la Cinémathèque car son homologue algérienne n’avait pas les moyens financiers de le faire.
L’Intelligence artificielle, prochaine frontière
Le soutien fédéral place la Cinémathèque dans une position privilégiée par rapport à ses pairs. Dans de nombreux pays, les archives cinématographiques dépendent d’institutions ou de personnalités privées, comme la Film Foundation de Martin Scorsese aux États-Unis. En Suisse, c’est la télévision publique (SSR SRG, Société suisse de radiodiffusion et télévision, maison mère de swissinfo.ch) qui a financé une partie des efforts de numérisation.
Selon Frédéric Maire, la Cinémathèque n’est pas qu’un musée du film car son travail consiste aussi à regarder vers l’avenir. Les privilèges impliquent la nécessité d’être à l’avant-garde face à l’évolution rapide du paysage technologique. Il y a les nouveaux outils pour travailler sur les documents et les plateformes de diffusion. Frédéric Maire se dit aussi constamment à la recherche de moyens d’appliquer l’intelligence artificielle aux travaux sur les archives.
«L’Intelligence artificielle présente un potentiel énorme pour la numérisation et l’identification de tonnes de cassettes vidéo et de millions de photos, considère Frédéric Maire. Nous sommes à la pointe du progrès et nous avons l’intention d’y rester.»
Texte relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Mary Vacharidis
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