«La collection Bührle nous a obligés à ne pas être juste un bel écrin»
Le Kunsthaus de Zurich récidive dans sa tentative de présenter la collection d’art d’Emil G. Bührle, en partie constituée en lien avec l’Allemagne nazie. Ann Demeester, directrice du musée, explique la stratégie du musée pour mettre en valeur les œuvres, sans faire abstraction de l’histoire.
À l’automne 2021, le Kunsthaus de Zurich a dévoilé une exposition essentiellement composée d’œuvres impressionnistes. Un prêt de la fondation Bührle. Tout de suite, le musée a essuyé une pluie de critiques, de Suisse et de l’étranger. Emil G. Bührle, décédé en 1956, est en effet connu pour avoir acquis une partie de sa collection grâce à la vente d’armes, notamment destinées à l’Allemagne nazie.
La fondation Bührle, créée en 1960 pour mieux séparer les œuvres de l’armurier de ses activités commerciales, a également été pointée du doigt. Il lui a été reproché de s’être immiscée dans la contextualisation historique de la collection controversée avant même l’ouverture de l’exposition.
Sous la houlette de sa nouvelle directrice Ann Demeester, le Kunsthaus a revu sa copie et présente une exposition remaniée.
swissinfo.ch: Dans un entretien de 2022, vous déclariez qu’après la mort de l’artiste, l’art est à la merci de l’histoire. Ressentez-vous parfois de la colère à l’encontre d’Emil Bührle pour ce qu’il a fait subir à cet art?
Ann Demeester: J’essaie d’éviter la colère contre les personnes décédées. Cela n’apporte pas grand-chose. Mais je garde constamment en tête qu’en ce qui concerne la collection Bührle, art et histoire ne peuvent être séparés.
Les œuvres elles-mêmes sont innocentes, mais elles témoignent de crimes et d’une profonde injustice. Elles sont aussi devenues des documents de mémoire sur la terreur du régime nazi.
Avec cette exposition, nous voulons montrer deux choses. Il s’agit d’une magnifique collection de chefs-d’œuvre exceptionnels, mais elle est controversée. Certaines œuvres ont appartenu à des collectionneurs juifs et sont toujours sujettes à discussion. Les autres ont été acquises au moyen du capital d’Emil Bührle, capital en grande partie issu de la vente d’armes à l’Allemagne nazie.
Pourquoi Bührle a-t-il acquis ces tableaux précisément?
Bührle achetait des œuvres d’artistes de premier ordre, très qualitatifs, le Blue Chip Art. Son intérêt allait des maîtres anciens à la sculpture médiévale jusqu’au début de l’art moderne classique.
Il avait une aversion pour l’art abstrait. Au départ, il ne voulait pas acheter de Picasso parce qu’il était communiste. On m’a dit qu’il s’y était résolu, sachant que Picasso faisait déjà partie du canon de l’époque. Bührle s’orientait largement sur les grands noms du canon artistique.
On a rarement autant parlé du Kunsthaus de Zurich que depuis deux ans. Est-ce aussi une opportunité?
Ce serait cynique, trop de souffrances sont attachées à cette collection. Mais je pense que la collection Bührle nous a obligés à prendre notre rôle au sérieux, à nous confronter au monde, à ne pas juste être un magnifique écrin. Nous devons être un musée d’aujourd’hui, qui porte des débats parfois douloureux et doit pouvoir sortir de sa zone de confort.
Il y a une semaine, coup de théâtre, le comité d’experts démissionnait à l’unisson…
Sans eux, nous aurions peut-être adopté une perspective tout autre. Mais en définitive, ils ont jugé que Bührle était mis trop en avant et les victimes pas suffisamment. Nous respectons cette vision tout en percevant les choses différemment.
La démission du comité d’experts
Le comité d’experts indépendants a claqué la porte une semaine avant l’ouverture de l’exposition. Et ce, après avoir régulièrement apporté ses nombreuses critiques dans l’élaboration du projet.
Les membres du conseil estiment que l’exposition est encore trop axée sur la figure d’Emil Bührle, qui fait office de fil rouge. Pour eux, la nouvelle exposition marginalise encore trop les victimes de politiques (le national-socialisme ainsi que le rôle de la Suisse) dont Bührle a profité comme entrepreneur et collectionneur.
Une autre critique du comité est que les tableaux peuvent être admirés en toute quiétude. Le contexte historique de leur provenance ne serait pas suffisamment affirmé.
Comme musée, il est de notre devoir d’éclairer le contexte des tableaux. Toutefois, nous ne voulons pas les noyer sous des couches d’informations ni les recouvrir juste pour rendre la chose plus évidente. Nous voulons que les œuvres respirent, qu’elles puissent exister aussi en tant qu’œuvres d’art.
À nos yeux, dans cette exposition, il n’est pas possible de faire abstraction de l’histoire. Elle commence de manière tout à fait délibérée avec un tableau magnifique, mais qui charrie une histoire aussi douloureuse que complexe. Il s’agit du Portrait d’Irène Cahen d’Anvers par Auguste Renoir.
Nous voulons permettre aux visiteuses et visiteurs d’appréhender ce tableau comme un chef-d’œuvre de l’impressionnisme. Cependant, ils doivent aussi savoir que derrière ce tableau se cache une vie de guerre, de perte et de mort: toute la famille d’Irène Cahen d’Anvers a été assassinée dans les camps de concentration et son portrait confisqué par les nazis. Il lui a été rendu après la guerre, avant qu’elle ne le vende à Bührle en 1949.
Même après la première salle, l’exposition suit un parcours prédéfini. Les visiteurs sont confrontés à des messages vidéo portant sur l’exposition, ils passent par la salle qui retrace le destin des collectionneurs juifs, puis celle qui présente la recherche de provenance.
À la fin de l’exposition, les visiteurs débouchent dans une salle où ils ont la possibilité de faire part de leur avis.
Les réactions m’intéressent, mon équipe et moi sommes curieux de les connaître. D’ailleurs, nous organisons aussi une séance hebdomadaire où nous souhaitons parler en personne avec le public. Quelles sont ses préoccupations, ses propositions? Pour nous, cette exposition n’est pas une fin en soi. Que retiendrons-nous de tout cela pour les phases suivantes de l’exposition? Comment devrait-elle évoluer?
Nous ne cherchons pas à plaire à tout le monde. Nous ne pourrons pas non plus répondre à tout. Mais nous voulons comprendre quelles sont les discussions qui comptent pour les personnes qui viennent visiter notre musée. Nous continuerons à inviter des experts. D’ailleurs, si nous devions revenir en arrière, nous réinviterions tout de suite le comité d’experts. Sans le moindre doute, sans hésiter.
Dans quelle mesure le débat autour de Bührle transcende-t-il le musée?
J’hésite. Je ne suis en Suisse que depuis un an. Comme immigrante de fraîche date, je dois conserver un minimum de réserve. Mais je pense que la Collection Bührle fait partie d’un tout qui incarne bien davantage que la seule collection.
On me dit souvent qu’elle est peut-être une sorte de zone de frottement qui permet de continuer à appréhender en public l’histoire de la Suisse pendant la Deuxième Guerre mondiale. De nombreuses personnes avec lesquelles j’ai parlé estiment que nous entrons dans une nouvelle phase de la mémoire, où le rôle de la Suisse sera questionné davantage encore.
La question est moins celle de la culpabilité ou de l’innocence que, peut-être, celle de la signification de la neutralité à l’époque. Que signifie être politiquement neutre pendant une guerre mondiale et continuer à commercer avec tout le monde? Mais pour cela, nous avons besoin de débats extérieurs au Kunsthaus, fondés sur l’état actuel de la recherche.
Vous parlez de débats publics, mais il y a aussi une sorte de jeu diplomatique avec la fondation Bührle et la Société des arts de Zurich. Des directives ont-elles été données?
Aucune contrainte ne nous a été imposée par la fondation Bührle. La collection doit encore rester regroupée, mais nous sommes libres dans la manière de la montrer. Un progrès évident, mais je ne veux pas préjuger des faits.
Personne ne sait non plus ce que produira le travail de l’historien Raphael Gross, chargé d’examiner la recherche de provenance des tableaux.
Faut-il s’attendre à un processus similaire à celui de Berne où, en cas de soupçon, l’œuvre est rendue à ses propriétaires légaux?
Nous admirons réellement le travail du Kunstmuseum de Berne, mais je vois une grande différence entre leur situation et la nôtre. Le Kunstmuseum de Berne est propriétaire des œuvres problématiques. S’agissant de la Collection Bührle, ce n’est pas notre cas. N’y voyez pas une excuse, mais un fait.
En mars 2023, nous avons instauré une nouvelle stratégie de recherche de provenance pour notre propre collection. Pour ce qui est des œuvres de notre collection, les circonstances et la stratégie sont donc claires. Pour la collection d’art de la fondation Bührle, pas encore.
Traduit de l’allemand par Pierre-François Besson
En conformité avec les normes du JTI
Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative
Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !
Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.