La comédie humaine grisonne drôle et nostalgique d’Arno Camenisch
Depuis plus de dix ans, il donne vie dans ses livres à un monde en voie de disparition et enrichit de belle manière sa comédie humaine grisonne avec de nouveaux personnages. Arno Camenisch ne veut toutefois pas parler de la genèse de ses livres.
«Tennis le matin, théâtre le soir: une journée idéale». Nous sommes assis dans un café au bord du lac de Bienne derrière un terrain de tennis où il vient de jouer pendant une heure. Ce matin, ça marchait bien. Au tennis, on peut régulièrement marquer des points et il aime la compétition, dit-il. Et s’il sort une balle, la suivante sera placée.
Dans sa série «Les mondes littéraires suisses» pour swissinfo.ch, la critique littéraire alémanique Anne-Sophie Scholl rencontre les autrices et les auteurs marquants de la littérature suisse contemporaine. Première partie: Arno Camenisch, né en 1978.
Arno Camenisch est dans son élément. Il joue de son charme juvénile, un peu espiègle, et parle avec son accent grison mélodieux. Sa voix est sonore, râpeuse, puis par moments se fait douce et tendre – toujours sur le fil, comme le sont ses histoires. Il a publié son premier livre en 2009 , «Sez Ner» en allemand et en romanche. Il y raconte la vie sur l’alpage en scènes brèves, à la fois rudes et pleines de poésie. Dès le début, le chef de l’alpage, l’armailli, reste accroché avec son parapente dans les cimes des sapins rouges et le porcher jette les meules de fromage qui ont gonflé dans la fosse à purin. Plus tard, l’ouvrage est également paru en français dans une édition trilingue.
Ses livres suivants parlaient également de sa patrie, la Surselva, «Derrière la gare» racontant son enfance au village et «Ustrinkata» la dernière soirée dans le bistrot du lieu avant qu’il ferme définitivement ses portes. À partir de cette trilogie, l’auteur a développé une chronique grisonne qu’il enrichit régulièrement avec de nouveaux personnages et de nouvelles histoires. Paru tout récemment, son dernier livre «Goldene Jahre» (Les années de vache grasse) est le huitième situé dans cette région.
Son propre monde
«J’avance pas à pas, tout simplement, en suivant mes convictions», dit Arno Camenisch, maintenant sérieux et réfléchi. Après avoir passé des années à Coire, Madrid et en voyage, il vit depuis treize ans à Bienne où il a fait ses études à l’Institut littéraire suisse et où est née sa fille. Mais son univers littéraire est ancré dans la Surselva: «Mon cœur est resté là-bas».
Âgé de 42 ans, il a développé un style qui est devenu une véritable signature et qu’il cultive avec des variations de livre en livre — ce que certains critiques lui reprochent. Mais les appels à se renouveler le laissent de marbre. Il rit. «Si vous vous laissez guider par ce que les autres attendent de vous, c’est finito, dit-il. L’art est une question d’obstination.»
Il se mesure à des artistes qui sont restés fidèles à eux-mêmes tels que la chorégraphe allemande Pina Bausch, le sculpteur et performeur d’origine appenzelloise Roman Signer ou le sculpteur et peintre grison Alberto Giacometti. «Ils avaient une vision et ont créé des mondes». Arno Camenisch est particulièrement fasciné par Giacometti, les yeux de ses personnages, sa densité, sa concentration extrême – et son profond attachement au val Bregagli, sa patrie. Il raconte comment, arrivant à Zurich de Paris en vue d’une exposition, Giacometti avait tiré de sa poche de pantalon une grande boîte d’allumettes d’où il avait sorti ses dernières œuvres et comment les curateurs auraient voulu le renvoyer sur-le-champ.
Arno Camenisch place la barre très haut: il veut lui aussi créer son propre monde et l’élargir de livre en livre. «Pour chaque livre, je me demande comment je peux faire évoluer mon écriture.» La teinte, l’énergie et la focale sont différentes dans chaque ouvrage. En mars 2019, il a fait une mauvaise chute à ski et s’est brisé deux vertèbres dorsales. Il aurait pu en mourir. Depuis, il joue au tennis pour muscler son dos et se sent renforcé dans ses convictions: «Je raconte ce que j’ai à raconter».
L’homme au centre
C’est peut-être également en raison de cet accident que les «Goldene Jahre» manifestent un tel appétit de vivre. Et peut-être que le décès de son père explique le ton mélancolique de «Herr Anselm» paru en 2019.
Mais Arno Camenisch ne veut pas parler de la genèse de ses livres. «C’est quelque chose de très intime», dit-il. Tous ses livres ont un lien avec lui, mais ce qu’il veut communiquer au public est dans le texte. «Au centre, on retrouve toujours l’homme, ses peines et ses joies, l’amour et les doutes.»
En apparence, il ne s’y passe presque rien. Dans «Der letzte Schnee» (La dernière neige), Paul et Georg attendent au bas du téléski des clients qui ne viennent pas. Dans «Herr Anselm», le concierge de l’école entretient la tombe de sa femme alors que dans les «Goldene Jahre», Rosa-Maria et Margrit s’occupent toujours d’un kiosque et d’une pompe à essence alors qu’il y a bien longtemps que les automobilistes prennent la route de contournement du village. L’auteur s’oppose à la disparition de ce monde par l’écriture. Il laisse parler ses personnages, leur donne forme par leurs souvenirs.
Mais quand il les incarne dans ses lectures publiques, ils prennent vie comme par magique. Avant le début proprement dit de la tournée de promotion du nouveau livre, l’auteur fait une dernière répétition à Berne sur une scène improvisée au bord de l’Aar. Et on retrouve sa voix sonore, râpeuse, les échos du romanche dans l’allemand: en véritable performeur, il emballe immédiatement le public.
Entrecoupés par les accords de guitare de son compagnon de scène, Roman Nowka, les souvenirs de Rosa-Maria et de Margrit conjuguent à part égale le bonheur et la mélancolie: des moments de vie, le premier homme sur la lune, le passage du Tour de Suisse par le col, le loto et, récurrent, l’amour – même si elles savent par les magazines du kiosque que l’amore ne dure jamais plus de huit semaines.
Finesses du texte
«La langue a quelque chose d’une gestuelle», dit l’écrivain. C’était un enfant calme, même timide. L’hiver, il passait tout son temps libre sur ses skis et l’été choutait dans un ballon ou montait à l’alpage pour gagner de quoi se payer un vélo.
Il n’a découvert son goût pour la langue qu’autour de ses 17 ans. Il rappait des quatrains en romanche avec des amis et a inventé le Spoken Word dans la Surselva bien avant que la troisième vague de dialecte ne donne un nouvel élan à la littérature suisse. Il a ensuite fait partie pendant sept ans du collectif informel «Bern ist überall» qui a porté la littérature sur scène dans les années 2000.
Tous les jours, Paul et Georg se retrouvent au bas du skilift. Ils sont prêts, mais «la poudre blanche» se fait attendre et, sans neige, pas de skieurs. Mais ils ne se laissent pas impressionner. Le skilift, autrefois le vivier de talents du village, continue à tourner et à clapper, image de l’inanité et du passage du temps. Pour patienter, l’un enchaîne les anecdotes alors que l’autre, stoïquement, tient un journal. Deux personnages qui rappellent vaguement «En attendant Godot» de Samuel Beckett.
Le désarroi existentiel et le réconfort, le fait de disparaître et revivre par l’écriture — dans son sixième livre sur la Surselva, Arno Camenisch conjugue avec une profondeur philosophie les thèmes qui le préoccupent. Paru en 2018, «Der letzte Schnee» (La dernière neige) est son plus grand succès et est resté 24 semaines sur la liste des meilleures ventes de Suisse alémanique.
Arno Camenisch: Der letzte Schnee, Engeler, 104 pages
Mais pour lui ses livres sont aussi importants que ses performances: «La scène, c’est un flash, ça explose. Mais le texte écrit, c’est une affaire de finesses». Avec Urs Engeler, son lecteur et éditeur depuis la première heure, il soigne assidûment les détails pour que la dynamique fonctionne. Dans ce travail, Urs Engeler aime lire lui-même les textes à l’auteur pour mettre en évidence les détours et les sauts. L’écriture d’Arno Camenisch est fraîche et claire, dit-il. «Ce qui me plaît particulièrement, c’est la musique de sa prose et son cheminement sinueux.»
Les personnages sont eux aussi un peu tordus mais directs. Ses romans regroupent toute une galerie de figures excentriques, drôles, tragi-comiques, toutes très particulières mais attachantes, fortement enracinées dans leur patrie et pourtant universelles. Livre après livre, la comédie humaine d’Arno Camenisch fait revivre le passé et illustre de belle manière comment la marche du monde déteint sur la vie des petites gens.
En français, les deux premières parties du cycle grison, «Sez Ner» et «Derrière la gare», ont initialement été publiées aux Éditions d’en bas. «Derrière la gare» a maintenant été réédité par les éditions Quidam qui ont aussi publié le troisième volet «Ustrinkata». Les trois ouvrages sont traduits par Camille Luscher.
(Traduction de l’allemand: Olivier Huether)
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