La fin d’une époque sur un air de Lou Reed
Le festival Visions du Réel à Nyon va au-devant d’une seizième édition très riche qui sera la dernière de son actuel directeur. En plein fondu-enchainé, Jean Perret évoque Lou Reed, la question du cinéma et l’hétérogénéité de la programmation.
Les organisateurs ont vu plus de 2000 films cette année – un record – pour proposer en définitive 160 productions (voir AUDIOS) au public qui fera le déplacement des bords du Lac Léman.
Où l’on découvre la vie quotidienne à Gaza («Aisheen»), l’histoire d’un orchestre symphonique au Congo («Kinshasa Symphony»), du théâtre en Iran («Twenty days that shook Tehran»), la vie de sept adolescents d’Yverdon-les-Bains («Adultes mais pas trop»)…
Cette seizième édition est aussi la dernière de Jean Perret. Son successeur pourrait être connu ce mois ou en mai. Ultime mise en bouche.
swissinfo.ch: Lou Reed vient à Nyon présenter son premier film. C’est un joli cadeau que vous vous faites. Comment la chose est-elle possible?
Jean Perret: Tout est parti du film. Ce n’est pas parce que c’est Lou Reed qu’on va le prendre aveuglément… Lou Reed a publié en version bilingue, dans un livre qui s’appelle «Traverser le feu», l’intégrale de ses chansons, qui sont autant de poèmes. Un très beau livre, paru au Seuil, dans la collection Fiction & Cie.
Le directeur de cette collection est l’écrivain suisse Bernard Comment, établi à Paris depuis de nombreuses années. Bernard Comment, un ami du festival depuis longtemps, membre du jury international cette année, me signale que Lou Reed, qu’il voit régulièrement à New York, a terminé un film. Il me demande si cela m’intéresse. Je demande à voir le film.
C’est une petite chose, il fait 23 minutes, mais un vrai petit film. Une espèce de dialogue enjoué, étonnamment frais, un peu naïf, entre Lou Reed et sa cousine, qui a cent ans et s’appelle Shirley.
Juive polonaise, Shirley raconte son émigration d’Europe aux Etats-Unis, et toute sa vie de travail. «Red Shirley» a été engagée dans les mouvements syndicalistes, pour la reconnaissance des femmes et de la classe ouvrière aux Etats-Unis. Elle, toute ridée, toute fripée, a une mémoire très précise et sans doute lacunaire. Lou Reed, plus jeune mais au visage ridé, lui aussi: ces deux personnages se parlent, c’est très vif, plein d’informations sur ce parcours de vie.
Lou Reed n’est pas dans une situation d’interviewer classique. Il rentre dans une complicité avec cette cousine et ne s’en laisse pas dire. S’il a le sentiment qu’elle se trompe, il l’interrompt, la relance. Une espèce de conversation à bâtons rompus, mais le tout est plutôt bien construit, avec une respiration qui n’est pas strictement liée au verbe de Shirley. Lou Reed sait comment faire respirer les visages, les voix, les temps pleins et les temps de ressac.
Il y a aussi un petit geste d’une extraordinaire et inattendue tendresse de Lou Reed à l’endroit de sa cousine. Je le vois encore maintenant. Un petit film donc, mais très riche, très simple et très beau.
swissinfo.ch: Dans votre texte de présentation de cette 16e édition, vous parlez à propos de la programmation d’un «cinéma réconfortant». En quoi l’est-il?
J.P.: Il est réconfortant pour deux raisons. D’abord, ce cinéma me, vous, nous donne à nouveau confiance dans le images. Ils nous donnent les moyens de croire en ce qu’on voit, dans une culture de l’image, audiovisuelle qui, au contraire, est en train d’ébranler notre croyance en les images. Car elles sont trop nombreuses, trop contradictoires, trop agressives dans leur rhétorique.
Par rapport au flux incessant, le cinéma visions du réel est réconfortant parce que c’est un autre temps. Dans ce temps différent, on peut retrouver ce plaisir d’adhérer à ce qu’on voit. Attention, la question n’est l’objectivité. On peut croire en sachant qu’il s’agit d’un point de vue, d’une vision personnelle, singulière, radicale, d’un cinéaste.
Retrouvant cette croyance, cela aiguise l’appétit, la curiosité, l’allant intellectuel, les émotions: un tas de raisons qui font qu’on se sent bien. Même avec des films qui montrent les vilénies du monde, ce cinéma nous donne, à nous spectateur, une vraie place.
Il y a le cinéaste qui regarde, ceux qui sont regardés, et le spectateur. Il faut que cela circule entre ces trois pôles. Tout est ensuite affaire de distance. Cette triangulation, la question de la distance entre les trois pôles, c’est la question du cinéma: comment s’approcher? Comment garder la bonne distance? Les médias dominants ont tendance à vouloir ignorer la juste distance nécessaire. Ils veulent coller à l’événement. Et plus ça colle, plus ça poisse, moins on voit. Avec ce cinéma, nous spectateurs retrouvons une vraie place dans ce triangle.
swissinfo.ch: Une aventure va se terminer pour vous à la fin de cette édition. Au moment de partir ou presque, quel est votre sentiment?
J.P.: Il y a une expression allemande qui dit «Ein Auge weint, das andere lacht». Ma décision est prise et mûrement réfléchie. (…) Cela fait seize ans que je fais ça, je pense avoir beaucoup donné dans mes énergies, j’en ai toujours autant, mais autant partir quand tout va bien. Et le festival va très bien.
J’ai eu une offre fort intéressante à Genève, où je reprend la direction du département cinéma de l’Ecole d’art et de design. Là, il y a un vrai chantier à développer, on me demande de réorganiser, de repenser cette filière de formation, en Suisse comme en Europe, et d’ouvrir ce département sur la place publique. On va entendre parler de nous publiquement.
Mais au moment de quitter Nyon, j’ai une grande tristesse. Parce que j’adore ça, partager avec le public les films dont je suis convaincu qu’ils sont beaux, forts, intéressants, habités, inspirés.
swissinfo.ch: Justement, ne risquez-vous pas de vous ennuyer après tant d’années de rencontre et de découverte…
J.P.: Non, ce que je vais faire à Genève sera très riche aussi. Je vais engager des gens pour des enseignements, des séminaires, des conférences. Je vais jouer de mon carnet d’adresses bien sûr, c’est une des choses qui a intéressé la direction de l’école.
On a par exemple cette année un événement chinois à Nyon. On fait venir des films, des responsables de festivals, des producteurs. Et début mai, je serai avec des cinéastes suisses à Pékin pour présenter des films, rencontrer des cinéastes et le public chinois. Je donnerai aussi trois jours de séminaire à des Chinois en formation audiovisuelle.
Cet atelier, dans le cadre du petit campus dirigé par Wu Wenguang, c’est la suite de Visions du Réel. En même temps, nous avons décidé avec Wu Wenguang d’engager une collaboration dans les deux ou trois ans à venir à Genève.
En fait, les questions qui nous ont animé à Nyon sont les mêmes que celles qui vont m’animer à Genève. J’ai donc le sentiment d’un fondu-enchainé entre Nyon et Genève plutôt que d’une rupture.
swissinfo.ch: Y a-t-il un conseil ou une expérience que vous transmettrez à votre successeur?
J.P.: (…) Ce qui est le plus important pour moi, et qu’on a défendu sans arrêt, c’est la diversité de l’offre. De la production. C’est pour ça que je revendique le caractère hétérogène du programme, chaque année. Ça ne peut être qu’hétérogène, mais d’aucune façon hétéroclite.
L’hétérogénéité, c’est une défense et une illustration de la diversité de la production et de la diffusion dans un paysage audiovisuel globalisé, qui a une tendance assez vive et manifeste à banaliser et uniformiser les productions.
Pierre-François Besson, swissinfo.ch
Dates. La 16e édition de Visions du Réel à Nyon se déroule du 15 au 21 avril avec 160 films à découvrir. Le palmarès sera dévoilé au soir du mercredi 21.
Catégories. Le festival se décline en neuf sections et deux ateliers consacrés au New-yorkais Alan Berliner et au Pékinois Wu Wenguang.
Spécial. Sont programmées des soirées ou des séances spéciales autour de l’Iran, de la Chine et la Suisse, de Gaza et Genève, de la nomination des 10 films en lice pour le Prix de la Critique Suisse 2010, des arbitres de foot, d’une tétralogie retraçant la vie d’adolescents, de l’icône rock Lou Reed…
Visions du Réel est le premier festival de cinéma de Suisse romande et fait partie des trois principaux du pays, avec Locarno et Soleure.
Relancé en 1995 sous sa forme actuelle après à une première formule conçue en 1969, il présente un cinéma en prise directe avec le réel qui dépasse les limites du strict documentaire.
Visions du Réel est aussi un rendez-vous pour les producteurs et distributeurs européens. Le marché Doc Outlook propose un très large éventail de films.
Né en 1952, Jean Perret dirige le festival Visions du Réel depuis 1995.
Il a été enseignant et a pratiqué le journalisme durant de longues années et contribue à plusieurs instances de promotion, de production et de diffusion du cinéma.
Il a été aussi délégué général de la Semaine de la Critique au Festival de Locarno entre 1990 et 1994.
Déjà chargé de cours et séminaires à l’Ecole supérieure d’arts visuels de Genève entre 1993 et 1996, il sera responsable du département Cinéma de la Haute école d’art et de design de Genève.
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