La littérature égyptienne, sismographe de la société
Les écrivains égyptiens ont grandement contribué à la révolution égyptienne, en critiquant le régime et en brisant des tabous. C’est ce que montre l’essayiste et journaliste suisse Susanne Schanda dans un livre qui sort de presse.
«La littérature n’est pas une arme, mais elle peut, à long terme, provoquer des changements dans la société»: c’est la conviction de la journaliste suisse Susanne Schanda, dont le premier livre, Littérature et révolte, est consacré aux écrivaines et écrivains égyptiens. Interview.
swissinfo.ch: En janvier 2011, une révolte a renversé le régime d’Hosni Moubarak en Egypte. Comment les écrivains ont-ils contribué à la rébellion?
Susanne Schanda: Ils ont tout d’abord participé aux manifestations qui réclamaient davantage de démocratie. Mais, depuis des années, ils sont aussi présents, avec leurs livres, dans le débat public. Ils ont apporté un nouvel esprit critique. Grâce à leurs livres, il était visible que quelque chose était en train de se passer dans la société égyptienne. Je pense que la littérature a contribué à préparer les citoyens à se lever contre ce régime et contre l’oppression.
Des récits dont les protagonistes se défendent ou qui ouvrent de nouvelles perspectives peuvent renforcer la confiance que les gens ont en eux-mêmes. Ils peuvent leur donner la force de ne plus tout accepter et faire naître une résistance qui peut se révéler créative.
swissinfo.ch: Quels ont été les grands thèmes traités par les écrivains égyptiens ces dix dernières années?
S.S.: Beaucoup ont évoqué la corruption, les copinages dans l’économie et la politique et les abus de pouvoir. La pauvreté est également un thème récurrent, déjà très présent dans les livres du Prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz. On trouve aussi des récits d’amour contrarié par la pauvreté, avec des personnages ne pouvant vivre leur grand amour car ils sont obligés d’épouser quelqu’un qui subviendra à leurs besoins.
Née aux Pays-Bas, la journaliste indépendante Susanne Schanda a grandi à Berne.
Elle est titulaire d’un master de l’Université de Berne en lettres allemandes et en philosophie, obtenu en 1989.
Spécialisée depuis plus de quinze ans dans le Proche Orient, elle collabore avec la Neue Zürcher Zeitung, la NZZ am Sonntag, la radio alémanique publique SRF2, la «Berner Zeitung» et swissinfo.ch.
Son livre (en allemand), Littérature et révolte – les écrivains égyptiens racontent la révolution, est paru en avril 2013 aux éditions zurichoises Rotpunktverlag. Le livre devrait être traduit en arabe cette année encore.
swissinfo.ch: Les livres ont donc joué un rôle central. Est-ce que cela veut dire que les Egyptiens lisent beaucoup?
S.S.: L’Egypte compte 30% d’analphabètes. Le pays, globalement, lit donc forcément moins qu’un pays comme la Suisse. Mais les habitudes de lectures se sont considérablement modifiées ces dernières années. Autrefois, la lecture était une activité réservée aux professeurs d’université, aux universitaires et aux écrivains.
Mais depuis une dizaine d’années, on trouve aussi de la littérature plus légère comme des polars ou des livres d’aventures plus proches du quotidien des gens. Ce n’est pas toujours de la «grande littérature» mais elle a poussé de plus en plus de jeunes à ouvrir un livre.
swissinfo.ch: Sous Hosni Moubarak, les écrivains étaient-ils libres?
S.S.: Les écrivains ont beaucoup plus souffert sous les régimes de Nasser et de Sadate, qui s’en sont massivement pris à la gauche, dont se réclament la plupart des écrivains. A l’époque, nombre d’entre eux ont choisi l’exil. Beaucoup ont aussi connu la prison.
La situation des auteurs s’est quelque peu améliorée sous Moubarak. Une des raisons en est que la littérature n’était pas prise au sérieux. Les écrivains ont pu écrire peu ou prou ce qu’ils voulaient et n’ont pas dû soumettre leurs écrits aux autorités de censure.
Ce qui ne veut pas dire que leur liberté était totale. De nombreux écrivains ont été emprisonnés pour des prétextes quelconques. Les cercles religieux n’avaient pas trop de problèmes à faire interdire, en intervenant auprès du pouvoir, des titres dont ils trouvaient qu’ils étaient érotiques ou qu’ils ridiculisaient la religion.
swissinfo.ch: Les Frères musulmans ont gagné les élections en 2012 et c’est un de leurs proches, Mohamed Morsi, qui est devenu président. La création littéraire est-elle aujourd’hui plus difficile en Egypte?
S.S.: Il semble en effet que la situation s’est détériorée pour les écrivains. Mais on constate également que les activités d’écriture, de débat et de critique sont plus fortes que par le passé. C’est pourquoi la censure est plus forte. Des écrivains, mais aussi des acteurs et des films, sont aujourd’hui sous le coup de la justice.
On connaît le cas du satiriste Bassem Youssef, qui se moque du président Morsi sur une chaîne de télévision privée. Le pouvoir ne peut pas se permettre de fermer la chaîne car le monde entier suit ce qui se passe. Les Frères musulmans ne peuvent pas aller trop loin puisqu’ils prétendent vouloir accomplir la révolution et introduire la démocratie.
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swissinfo.ch: Les écrivains sont donc devenus plus courageux et la liberté d’opinion et de discours a été renforcée. La «confrérie des écrivains» est-elle en pleine forme, deux ans après la révolte?
S.S.: La confiance en soi a certainement augmenté. Le départ d’Hosni Moubarak a suscité une grande euphorie. Mais celle-ci est retombée, car il ne se passe rien. Personne ne sait quoi faire. Beaucoup de personnes disent qu’on ne peut pas mettre en place la démocratie d’un jour à l’autre, ce qui est vrai. L’ambiance est mitigée: l’espoir est certes toujours présent, mais la résignation et la déception prédominent.
Selon le rapport Arab Social Media Report de 2012, l’Egypte compte quelque 11,3 millions d’usagers de Facebook.
38% des quelque 80 millions d’habitants d’Egypte surfent sur Internet.
30% de la population est analphabète.
swissinfo.ch: La révolte a aussi été possible grâce aux moyens de communication et aux médias sociaux. Est-ce qu’elle a débouché sur de nouveaux genres et styles littéraires?
S.S.: Le style découlant des langages sociaux, la «langue Twitter», est visible dans la littérature depuis cinq ans. Les dialogues sont écrits dans un style proche de l’argot, avec des mots anglais et des expressions à la mode. Depuis peu, on trouve aussi des romans qui ont été, à l’origine, des blogs sur internet. Les blogueurs sont devenus écrivains.
Les bandes dessinées ont aussi fait leur apparition. Il y a certainement un bon potentiel pour cette forme d’expression en Egypte. On observe aussi une augmentation du nombre de graffitis dans l’espace public.
swissinfo.ch: La littérature égyptienne, ou arabe en générale, n’est pas très connue. Les révoltes du Printemps arabe ont-elles augmenté l’intérêt pour ces auteurs?
S.S.: Effectivement, l’intérêt est nettement plus grand, mais depuis quelques années déjà. De manière frappante, en 2011, année de la chute des régimes, quatre auteurs égyptiens ont été publiés par des éditeurs suisses. La littérature arabe était également un des points forts des Journées littéraires de Soleure en 2012.
swissinfo.ch: Comment les écrivains égyptiens perçoivent-ils cet intérêt?
S.S.: D’un côté, ils sont motivés, de l’autre, ils éprouvent un certain scepticisme. Personnellement, je vois la littérature comme le sismographe d’une société. Les livres disent quelque chose de l’état d’une société. Mais certains écrivains égyptiens sont opposés à cette grille de lecture. Ils reprochent aux Européens de confondre la littérature avec des livres d’histoire et, ainsi, de ne pas lui rendre hommage comme il se devrait.
(Traduction de l’allemand: Ariane Gigon)
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